19725

Dix kilomètres à pied de plus sur la route des vacances. Épuisé, mais heureux. Du moins, je crois. Partout ailleurs, le monde suit son abominable cours, et j’ai beau supposer qu’il ne l’est pas absolument, abominable, ce cours du monde, il doit y avoir bien des gens, en effet, comme moi, ici ou là, qui suivent un autre cours que celui-là, dans la mesure où je ne les fréquente pas, ces gens, je ne fréquente pour ainsi dire personne, je ne puis être certain de rien et me vois contraint par la rigueur même d’émettre l’hypothèse selon laquelle ma supposition est peut-être louable mais probablement erronée et que le cours que suit le monde est absolument abominable. À cause de quoi ? Du monde, des gens, de tout cela, quoi. Si les gens passaient plus de temps à courir dans le vide et moins de temps à parler, de tout, de n’importe quoi, je ne sais, à se répandre en opinions dans le monde entier (les technologies modernes donnent en effet la possibilité à chacun de se rendre coupable de ce genre de méfaits en toute ou presque impunité), me dis-je, le monde serait assurément meilleur. Je ne connais meilleur remède à la bêtise que l’oubli par l’épuisement que procure la course à pied, ce sentiment de vide parfait qui se fait en soi, dans le corps et tout ce qui l’entoure, cette sorte de béatitude immanente, sans nul besoin d’au-delà, sans nul besoin de rien que ce qui se trouve là : soi et l’univers, peut-être pas unis, mais un peu moins en désaccord, oui. La vérité est à peu près celle-ci : trempé de sueur et de pluie, le mal, la violence, la haine, la bêtise, le bruit, l’ineptie de l’existence ordinaire, tout s’estompe, s’éloigne, se disloque, cesse d’avoir la moindre importance. Et peut-être que oui, en effet, cette vérité est fragile, friable, destructible, qui ne dure que quelques instants, peut-être se peut-elle réduire à des effets de la chimie organique du corps, peut-être, oui, n’est-elle qu’une vérité parmi des milliards d’autres qui peuvent prétendre au même statut de vérité, et qui prétendent au statut de vérité, mais je sais qu’elle est ainsi, je sais qu’elle va se briser, je sais que quelque chose va mettre un terme à la perfection, je sais que quelque chose va interrompre le cours de mes pensées ou le cours de mon absence de pensées, je sais que tout cela ne dure que le temps d’un épuisement passager, je sais que ce corps, ce corps qui est le mien, est trop lourd, trop vieux, trop gros, trop laid, je sais qu’il est faible, et qu’il est destiné à l’être de plus en plus, je sais que tout ira de plus en plus mal, je sais que le pire nous attend, je sais que la destruction fait partie de l’avenir, qu’elle est ce point rougeoyant et qui grossit à l’horizon noir, mais cela ne m’empêche pas de jouir de ce fragment infime de perfection, je sais que je ne suis qu’une vérité parmi des milliards de vérités, mais je suis une vérité sans mensonge, une vérité sans truc ni artifice ni péché, je suis une vérité sans fausseté.