20725

« Je n’ai pas envie de travailler », me dis-je un peu trop souvent, pour ne pas dire tous les soirs, ces derniers temps, au moment d’écrire ce journal. Et, cette phrase, je ne sais pas très bien si elle veut dire : « J’en ai assez d’écrire ce journal », « J’en ai assez d’écrire », « De toute façon, tout cela est vain, absurde et voué à l’échec » ou trahit plutôt une grande forme de lassitude, un peu comme lorsque je me suis dit, il y a un certain temps de cela, que c’était trop long, que la vie était trop longue, la phrase signifiant alors : « Encore ! Mais pourquoi faut-il continuer ? ». Continuer, en réalité, il ne le faut pas, c’est simplement que je le veux bien puisque personne ne me demande rien, ou plus justement : qu’il y a toujours quelque chose en moi qui cherche à s’exprimer ou à exprimer, une force qui n’a pas renoncé, et peut-être que ce « quelque chose », cette force n’est pas étrangère à la vérité parmi des milliards que j’évoquais hier, sans lassitude aucune, cette fois. Mais aujourd’hui que j’écris, suis-je las ? Je ne le crois pas. Et je ne sais pas non plus laquelle des interprétations que j’ai proposées ci-dessus est la bonne, à supposer qu’il y en ait une bonne. À supposer qu’il y ait une bonne interprétation de mon soupir, peut-être est-ce une autre encore, mais je n’entrevois pas laquelle. Car, chaque fois que je soupire : « Je n’ai pas envie de travailler », je finis toujours par me mettre à l’écriture, non comme l’on fait ces devoirs, par contrainte, mais avec sincérité, sans fausseté (comme, j’y reviens encore, je le disais aussi hier). Et, peut-être, ce « Je n’ai pas envie de travailler » ne signifie-t-il pas une lassitude que m’inspirerait l’écriture, mais tout le contraire que voici : « Écrire, ce n’est pas travailler. Je ne veux pas écrire comme on travaille. Je ne veux pas être un vulgaire employé aux écritures, payé à la tâche, ou je ne sais quoi, un de ces écrivains comme il y en a tant et tant qui font profession d’écrire, mais n’écrivent pas grand-chose, ou plutôt n’ont pas grand-chose à dire. » Nietzsche conclut le § 42 de son Gai savoir, intitulé : « Travail et ennui », par ces phrases : « Chasser l’ennui de soi par n’importe quel moyen est aussi vulgaire que le fait de travailler sans plaisir. Peut-être est-ce là ce qui distingue les Asiatiques des Européens, d’être capables d’un calme plus long, plus profond que ces derniers ; même leurs stupéfiants agissent lentement et exigent de la patience, contrairement à la répugnante soudaineté de l’alcool, ce poison européen. » Depuis, l’Europe, pour ne pas dire l’Occident, a inventé bien d’autres poisons pour s’exciter, mais ce n’est pas l’idée décisive qui soutient ce passage, laquelle serait plutôt celle-ci : qu’il faut s’endurer soi-même, quitte à périr, parce que réussir, c’est réussir selon sa nature, et non par opportunisme, utilitarisme, imitation, ou que sais-je encore ? Comme à d’autres, j’imagine, il ne m’est pas concevable de réussir autrement que selon ma propre nature, le déploiement de ma physis, laquelle n’a rien de volontaire, de délibérée, de choisie, mais s’exprime, se manifeste, se développe et à laquelle, en vérité, on ne peut que consentir ou s’enfoncer dans la laideur la plus grande. Consentir, c’est-à-dire : acquiescer à sa nature.