En courant, me dit la machine, j’ai gravi l’équivalent de 88 étages, soit 30 étages de plus que n’en compte la Trump Tower de New York qui, par là même, me paraît soudain bien plus petite que son nom pompeux ne le laisse entendre. Est-ce que, au prétexte que j’ai gravi l’équivalent de 88 étages, moi, je vais me baptiser la Tour Orsoni, ou l’Orsoni Tower, pour faire plus international ? Certainement pas, non. Après avoir parcouru 11,35 kilomètres en 1 heure 22 minutes et 44 secondes, me dit toujours la machine, c’est plutôt à un mouflon qu’il me viendrait l’idée de me comparer et certainement pas, non, à quelque milliardaire croulant. Si tous les gratte-ciel de la terre venaient à s’écrouler en même temps, dans l’univers, ce vacarme ne s’entendrait pas plus que le pet d’une mouche à notre oreille. Mais, pour ma part, cela ne me conduit pas, contrairement à d’aucuns, à prophétiser que dans n centaines de millions d’années, quand l’humanité aura disparu de la surface de la planète, cette dernière sera devenue un paradis. D’abord, parce que des prédictions à si long terme sont dépourvues de toute signification. Ensuite, parce que le genre homo existe depuis 2,8 millions d’années (c’est l’âge du fossile le plus ancien découvert jusqu’à présent), durée bien plus longue que ce que nous pouvons mentalement nous représenter, mais qui laisse en revanche supposer aux espèces de ce genre (dont nous, êtres humains, faisons partie) un avenir fort différent de ce tout ce que nous pouvons bien nous imaginer. La seule chose que je puis m’imaginer — et que, en vérité, nous devrions tous nous efforcer de nous représenter —, c’est que, dans l’avenir, je serai mort, et que tous les êtres vivants qui vivent en ce moment seront morts, eux aussi, mais que tout le monde soit mort n’implique en aucun cas qu’une espèce sera morte et encore moins un genre. Ce que nous pouvons imaginer est en réalité infiniment petit, et nos prévisions, plus que des angoisses, expriment les désirs profonds de chacun. Le prophète poissonnier rêve à haute voix de contempler un monde dont il serait absent ; il rêve d’être là sans y être, quand il aura fait son temps. Banal, assez. En fait de conscience écologiste, et outre la haine de soi assez grotesque qui s’y fait jour, les déclarations grandiloquentes de cette sorte trahissent toujours le fantasme typiquement humain de décider du sort de l’univers, comme si notre volonté, d’une manière ou d’une autre, pouvait infléchir le cours d’une histoire qui a commencé il y a quelques dizaines de milliards d’années. Qu’est-ce que la volonté d’un être humain au regard des durées et des distances formidables qui traversent l’univers ? Une conscience écologiste sans notion du sublime — c’est-à-dire : de la fascinante immensité en proportion de laquelle nous ne sommes qu’infime quantité négligeable — est vouée à n’être qu’une eschatologie catastrophiste comme il y en a tant et, à vrai dire, un peu trop. Il faut superposer les couches pour, peut-être, se faire une idée de notre situation réelle : l’individu n’est rien au regard de l’espèce, qui n’est rien au regard de son genre, qui n’est rien au regard de la planète, qui n’est rien au regard du système solaire, qui n’est rien au regard de l’univers. Le sublime ne conçoit pas une telle superposition comme angoissante, terrifiante, déprimante ou que sais-je ? Au contraire, il y voit quelque chose d’une beauté et d’une grandeur sans pareille dont la conscience, loin de nous ridiculiser, doit nous permettre de prendre la juste mesure des choses, de comprendre cette juste mesure des choses. Et, que nous soyons toujours contraints de ramener les choses à notre mesure ne doit pas nous empêcher de penser que ce n’est pas là l’unique mesure des choses : nous avons besoin de notions commensurables pour nous représenter un univers qui, pourtant, dépasse infiniment la compréhension que nous en avons. Mais cela est vrai, pour ainsi dire, dans tous les sens : le catastrophisme, le nihilisme prospectif ne sont que des combines de prêtres pour pousser les foules au repentir, à la contrition, au minimum de pensée. Or, ce sont rarement les bons qui raflent la mise au jeu de la haine de soi. Si, malgré l’étendue de nos connaissances, partout à la surface de la terre, ce sont les dictateurs et les politiques du pire qui triomphent, n’est-ce pas que cela — l’étendue de nos connaissances et tout ce qui va avec —, cela n’est pas encore assez ? Et qu’à tout ce savoir, quelque chose fait encore défaut ? Car, qu’on y prête attention, et l’on verra que les récits qui ébranlent les foules et les mettent en mouvement, ces récits sont tous faux, autant d’épaves dérisoires de temps où l’on ne savait presque rien de notre histoire, de notre situation dans l’univers. Notre conscience porte la marque de ces temps réculés où nous étions quasi comme aveugles devant l’image possible de la réalité, et nous n’avons pas encore trouvé de nouveaux récits, ou plutôt : les foules n’écoutent pas les voix qui racontent ces nouvelles histoires, évoquent de nouvelles manière de penser, cherchent de nouvelles manières de nous représenter l’univers, et la place que nous y occupons, en vérité, ni trop grande ni trop petite, ni dominante ni humiliante, — à la juste mesure.

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