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Oreilles de la mer. — Les courbes du réel sont-elles parallèles ou est-ce que, parfois, je rêve ? Je crois avoir vu quelque chose, mais est-ce que c’est vrai ? Mais la vision n’est pas vraie, n’est ni vraie ni fausse, tout comme la réalité, qui n’est ni vraie ni fausse, il n’y a que les phrases que nous faisons qui sont susceptibles d’être vraies ou fausses, et encore pas toutes, et à vrai dire, un très petit nombre d’entre elles, seulement. Est-ce à dire que tout ce que je vois est vrai ? Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais, mais alors quoi ? Je ne sais pas. La mer m’aspire, m’invoque, m’inspire. Oiseaux de vents, lichens silencieux, pierres marines, souvenirs échoués sur le rivage, espoirs qui perlent à la sueur des coquillages, à la limite des mondes, la frontière bouge toujours. Marée d’ici, marée de là. Marine Marée. Moi qui ai grandi dans un monde où ce phénomène n’existe pas (ou, du moins, ne se perçoit pas à l’œil nu), ce n’est pas le déplacement de la frontière qui m’émeut, mais, mais quoi ? Me touchent, ces animaux aériens qui guettent, sur la brèche du bâti, la pitance facile. Et qui le leur pourrait reprocher ? En réaction, on entend les humains crier, comme eux. Et l’on ne sait plus très bien qui est le prédateur de qui. La frontière entre les espèces, comme la frontière entre la terre et la mer, n’est jamais si fixe qu’on se l’imagine, elle se déplace sans cesse, il y a des percées, des brèches, des communications, des échanges, des conversions, des immixtions, des déclenchements, des revanches, des conquêtes, ni victoire ni défaite. Là, le silence est une chose étrangère, mathématique, une esthétique des intervalles, un appel de la vie, un appel de l’air, le renouveau de la présence, l’essor de la distance. Rien n’est plus beau, je crois, rien n’est plus beau que le littoral, et la vie qui s’y déploie. Oh, bien sûr, nous ne l’ignorons pas, comme toutes choses en ce bas monde, la beauté s’approprie, s’exploite, s’humilie, mais le regard — retour à la case départ du rêve —, le regard trouve toujours les moyens de s’émanciper : il est une expression du sens et toutes les expressions de nos sens sont des issues de secours. Par elles, par eux, nous ne sommes plus tout à fait limités, nous ne sommes pas infinis, certes, mais nous sommes un peu moins finis, oui, et quelque chose s’ouvre, estuaire, presqu’île, convergence, conversion, délire, délivrance. Il ne faut pas s’approcher le lointain ; il faut s’éloigner le proche. Divinité des profondeurs, Daphné plonge. Pêcheuse de coquillages, nacres des vérités, éclats de vie, révélation automatique. Ormeau, haliotis, labyrinthe de l’écume. Witz perpétuel de la mer déesse.