Hallucinations. — 20,26 kilomètres et 3 heures 51 minutes 20 secondes plus tard, je suis revenu au point de départ. Les deux pieds sur terre. Pourtant, me dit la machine, entretemps, j’aurai gravi l’équivalent de 165 étages. Où sont-ils passés ? Se sont-ils volatilisés ? Je consulte le registre des hauteurs : c’est plus que le plus haut des gratte-ciel de l’univers connu, le Burj Khalifa de Dubaï, qui ne compte que 163 étages, malgré ses 57 ascenseurs. Peuchère. Cela fait beaucoup de chiffres, me dis-je, mais peut-être pas suffisamment. Ne dit-on pas que les chiffres ne mentent pas ? (Je n’en crois rien.) Tout à l’heure, aux alentours de midi, quand j’ai appelé mon frère pour évoquer avec lui les hallucinations dont mon père dit être l’objet, il ne m’a pas répondu. C’est pour cela que je suis allé marcher, si vite et si longtemps, cet après-midi, pour évacuer, pour transpirer, pour ne plus penser, rien qu’avancer. La vérité est un sentier. Car, qui me dit que je ne suis pas moi-même une hallucination ? Qu’est-ce qui me prouve que je n’existe pas uniquement quand quelqu’un m’hallucine ? Qu’être, pour moi, ce n’est pas être halluciné ? Mais alors où suis-je quand personne ne m’hallucine ? Qu’advient-il de moi ? Dans quelle dimension de réalité est-ce que je passe quand je disparais sans être halluciné ? Me plaît sur le sentier des douaniers le sentiment parfois d’être seul au monde : il n’y a que le chemin, la falaise qu’il parcourt, la végétation, la mer et le ciel qui se rejoignent, là-bas, tout là-bas, au loin, à l’horizon. Me plaît encore l’impression de ne plus savoir où je suis parfois, sur le sentier des douaniers, si c’est la Bretagne, la Méditerranée, ou quelque lieu autre, entre les deux ou au-delà. Me déplaît au contraire la façon dont certaines personnes disent « Bonjour », sur le sentier des douaniers, comme si c’était un reproche, comme si elles anticipaient le fait qu’elles n’auraient pas de réponse et intégraient cette possibilité dans le ton de leur voix pour accuser le marcheur a priori qu’elles croisent de ne pas obéir à la loi universelle de la randonnée française : Si jamais tu devais omettre de dire bonjour à qui tu croises en chemin, tu serais moralement fustigé. Et de le condamner sans procès. Ne me plaisent pas non plus ces gens qui, tout de suite après avoir lancé leur « Bonjour ! » de rigueur, sur un ton tout aussi détestable que le « Bonjour ! » qu’ils viennent de lancer, émettent un sarcastique « Au r’voir ! » sur le sentier des douaniers. Comme si, après avoir dit 257 fois la formule obligatoire, on ne pouvait pas bénéficier d’un petit temps de répit. En vérité, si le contrôle social s’exerce ici aussi avec une excessive rigidité, c’est que tu n’es pas en terre assez sauvage. Mais où aller alors, où ? Ou bien est-ce que ces gens, je les hallucine ? Et leurs bonjours aussi ? Et les paysages aussi ? Et ce journal aussi ? Mais moi, est-ce que je peux m’halluciner moi-même ? Si je m’hallucinais moi-même, cela signifierait-il qu’il y a un être qui fait que nous hallucinons tous, que nous hallucinons tout, que nous nous hallucinons nous-mêmes, mais pas cet être qui fait que nous hallucinons ? Sommes-nous les hallucinations de cet être ? Or, si tel était le cas, comment savoir si cet être lui-même ne serait pas l’halluciné d’un autre être ? Et ainsi de suite, à l’infini. Mais non, même pour qui hallucine, il faut bien qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas une hallucination : s’il n’y avait plus qu’hallucinations, il n’y aurait plus d’hallucinations, les hallucinations seraient toute la réalité. Pour que quelqu’un dise : « J’hallucine », il faut que, la plupart du temps, il n’hallucine pas, et qu’il sache faire la différence entre ses hallucinations et les réalités. Ainsi, la seule preuve que nous avons que nous n’hallucinons pas (et que nous hallucinons), c’est le sentiment que nous éprouvons quand nous hallucinons (et quand nous n’hallucinons pas). Si jamais nous devions perdre ce sens-là, la perception de la qualité propre à chaque type de perception, nous ne serions plus capables de faire la différence entre les hallucinations et les non-hallucinations, une hallucination serait indiscernable d’une non-hallucination, et nous vivrions dans un monde de perceptions foisonnantes, où tout pourrait être et ne pas être, où l’être ne serait plus l’extrême limite de la perception, mais une hallucination parmi d’autres, une hallucination comme il y en a tant. Et tout ce temps passer, là, sur les sentiers, que lui arriverait-il alors ? Où passerait-il ? Que se passerait-il ?

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