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Quelle erreur qu’écrire : écrire ne peut que rendre malheureux qui écrit, toujours à la recherche d’une phrase qui dise une expérience qui n’a pas eu lieu en phrases, à la recherche d’une phrase en souvenir d’une phrase, une phrase plus une phrase plus une phrase plus une phrase, cela n’a pas de fin, cela ne peut pas avoir de fin, quelle folie qu’écrire, qui nous fait accroire à quelque chose qu’il faudrait dire absolument, mais qui n’existe peut-être pas, c’est écrire qui nous fait accroire à cela, mais qu’en savons-nous ? pour le savoir, que faudrait-il faire sinon écrire ? écrire encore, écrire en plus, qui a commencé d’écrire ne cessera jamais d’écrire, écrire une phrase en plus, une phrase de plus, une phrase en trop, quelle erreur d’écrire. Tout à l’heure, dans le cloître, je me suis assis sur un banc, j’ai pris mon carnet, et j’ai dessiné ce que je voyais depuis l’endroit où je me trouvais : la double porte en arcade de la salle capitulaire, la quadruple colonnade qui en sépare les deux parties, la pénombre à l’intérieur d’où émerge la lumière par une fenêtre en ogive et la colonne supportant des voûtes qu’elle éclaire. Presque un rien, une image d’un temps passé, fini, révolu, mort, tout au plus. Mais j’ai ressenti une telle paix, un tel sentiment de perfection. Je me disais que je n’avais rien à dire et que ce que j’étais en train de faire était exactement ce qu’il me fallait faire, que toute autre action, toute volonté de faire des phrases pour décrire ce que je voyais depuis l’endroit où je m’étais assis dans le cloître, je ne me le suis pas dit mais si j’y avais réfléchi c’est sans doute que je me serais dit mais j’avais autre chose à faire que de me dire des choses, que toute action de ma part autre que de dessiner serait vouée à l’échec, pire que vaine et absurde, insensée, contraire à la réalité, pour ainsi dire. Ensuite, j’ai simplement noté l’endroit où ce dessin avait été fait, la date à laquelle ce dessin avait été fait, et c’est tout. Quand il m’a semblé que j’avais fini mon dessin (je venais de dessiner une partie du mur qui se trouve au-dessus de la porte de la salle capitulaire qui donne sur le cloître), je me suis levé et j’ai repris mon chemin. Quelques minutes plus tard, parce que j’étais heureux de ce que j’avais fait et que je voulais partager ce bonheur simple avec elles, j’ai montré mon dessin à Nelly et Daphné. Et ce dessin qui n’a aucune prétention, probablement aucune qualité esthétique non plus, il me semble qu’il est plus important que je suis en train d’écrire en ce moment à son sujet. Non que ce que je suis en train d’écrire passe à côté d’une réalité indicible, qui échappe essentiellement au langage, la vraie réalité au-delà des mots, ou je ne sais laquelle des sornettes du genre à laquelle nous sommes malheureusement trop habitués, mais parce que ce dessin m’avait rendu heureux, tout simplement, rendu heureux d’un bonheur simple, et parfait : dans le moment du dessin, tout était accompli, tout s’accomplissait là, dans ce moment-là, dans l’activité de dessiner, l’activité de faire, qui se suffisait à elle-même, ne réclamait rien, pas d’explication, pas de commentaire, pas de justification, pas de défense, ni de dissiper quelque malentendu, ni d’adresser telle ou telle critique, ni de faire telle ou telle remarque plaisante ou déplaisante, ni de flatter ni de haïr, rien que tracer sur la page quelques traits qui ne sont même pas des signes, mais le moment parfait consigné : je me suis trouvé là, ce jour-là, et j’ai trouvé que le moment, le lieu, tout, tout était parfait, j’ai trouvé que tout était tellement parfait qu’il m’a semblé que je ne pouvais rien faire d’autre que de le dessiner, toute autre forme de trace de ce moment-là eût été erronée, fausse, travestie, ne cherchez pas dans le dessin quelque ressemblance adéquate avec la chose dessinée, cela n’a aucune importance, il n’y a rien à ôter, rien à ajouter, et c’est cela qui importe, voilà tout.