Quinze secondes de vérité. — À condition d’adopter la bonne perspective, question d’état d’esprit, question de position, on peut parvenir à fixer pendant quinze secondes la beauté du monde, le sublime, avant qu’il ne soit jeté à bas par tous les intrus de la création. Mais ce dernier phénomène — l’humiliation de la perfection par l’intrusion — ne doit pas nous perturber outre mesure, non, quand même nous ne pouvons pas nier que la beauté n’est guère plus qu’une poche de résistance au sein de la laideur universelle, il se produira toujours, et encore, il ne doit pas nous perturber parce que ce que nous avons perçu, depuis notre position et avec notre état d’esprit, cela fut réel, et peut-être est aussi ce qu’il y a de plus réel au monde. Quinze secondes, pourtant, me dira-t-on, ce n’est pas bien long, certes, mais qu’espérer de plus ? La perfection n’est pas automatique et, à une époque où ne compte que ce qui compte, qu’une éclaircie déchire de temps à autre la grisaille perpétuelle, cela n’est pas rien, non, cela n’est pas négligeable, c’est même un événement, doublement extraordinaire : parce qu’il a lieu et parce que nous sommes là pour y assister. Le sublime, la perception, la vérité, contrairement à ce que pensent les contempteurs humains de l’espèce humaine, rien de tout cela ne sera enfin révélé quand l’humanité sera éteinte. L’éden inhumain est un fantasme tout à fait sain tant il y a d’êtres humains sur terre (trop), mais il n’est que cela : un fantasme. Qui le caresse souvent projette sur l’avenir ce dont nous avons le plus besoin : silence et solitude. Mais comment se fait-il, alors, puisqu’il y a tant de gens sur terre (trop), qu’il y en ait tant encore qui se sentent seuls et soient tout disposés à payer pour louer les services d’amis professionnels afin de pallier la carence affective dont ils souffrent ? Dans le journal, l’autre jour, ainsi, un ami à louer, coach sportif de profession — il y a des logiques qui semblent comiques tant elles sont caricaturales, mais c’est peut-être à cela qu’on reconnaît la vraie réalité —, dans le journal, disais-je, l’autre jour, dans un article qui portait sur le développement des services de location amicale (une sorte de prostitution sentimentale) dans un monde où, malgré la surpopulation, donc, les gens se sentent de plus en plus seuls (toujours le même critère de distinction de la vraie réalité, note-le, ne serait-ce qu’en passant), un coach sportif de profession qui louait occasionnellement son amitié à des individus en manquant déplorait en ces termes, je cite, que, en France, on voie « l’amitié comme quelque chose de noble, de pur », alors qu’évidemment, tout s’achète et tout se vend, même l’amitié. Même la réalité. La prochaine fois que tu la verras, prends le temps de la regarder, cela ne durera probablement qu’un instant, quinze secondes tout au plus, mais cela suffira. Après l’avoir vue, tu songeras à ce que je viens de te dire, tu songeras que tout est fait pour t’humilier, t’avilir, te rabaisser au rang de vulgaire marchandise, qui se vend et qui s’achète, qui n’a rien de noble, ni de pur, qui n’est qu’un bien fongible comme un autre, tu songeras à tout cela et tu n’oublieras pas la chance que tu viens d’avoir, la chance d’assister à quinze secondes de vérité.

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