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À mi-chemin du désert. — L’emprise de l’époque est si forte que tous les individus se ressemblent à s’y méprendre. C’est seulement lorsque des cultures différentes se retrouvent à coexister dans une même zone géographique que, pendant un bref laps de temps, on peut voir apparaître des différences entre eux — différentes époques pouvant exister en même temps, une époque n’étant pas une question de période absolue, comme on dit « la Préhistoire », « l’Antiquité », « le Moyen Âge », « la Modernité », « l’Anthropocène », ou je ne sais quoi, autant d’abstractions assez grossières qui fonctionnent comme des points de repère commodes bien que vagues, prêtant à confusion, mais de périodicité relative : une époque est l’état d’une civilisation, la façon dont elle se représente, se trompe à son sujet, se projette dans l’avenir, l’image qu’elle a d’elle-même et qu’elle offre aux autres, dans une conscience plus ou moins grande d’elle-même — mais, très vite, toute différence s’estompe, c’est la ressemblance qui reprend le dessus, une nouvelle époque prend forme, et de nouveau l’on ne sait plus guère faire la différence entre les gens. Généralement, à une époque donnée, plus les individus sont conformes à leur époque et plus ils se sentent originaux, car l’époque n’est pas simplement le moment d’une civilisation, c’est aussi un ordre qui s’impose à la majorité sans que cette dernière n’en ait la moindre conscience. L’époque, ce n’est pas simplement la mode (c’est aussi la mode), c’est encore l’ensemble des idées convenues qui ont cours à un moment donné à un endroit donné, et l’on aurait tort de s’imaginer que, parce que sur tous les sujets existent des opinions contradictoires, l’uniformité ne l’emporte pas : l’époque n’est pas la conformité des opinions, l’époque est l’uniformité des idées, c’est-à-dire le fait qu’à un moment donné et dans un endroit donné seuls un certain nombre de phénomènes en nombre très limité sont concevables. Sur des phénomènes, diverses opinions peuvent se former, mais il n’est pas possible de changer de sujet. Car, si l’époque tolère la diversité des opinions (ce n’est pas en ce sens que toute époque est totalitaire), il y a bien une chose que l’époque ne tolère pas, c’est que l’on change de sujet. L’époque est totalitaire en ce sens qu’elle ne tolère pas le hors-sujet. D’où le fait que la majorité des individus s’efforcent de ramener tous les phénomènes à quelque chose de connu : ce n’est pas tant qu’ils ne sont capables de penser que par préconçu, c’est qu’il faut être dans le sujet sous peine d’être mis au ban de la société, d’être rejeté à la marge de l’époque. Le hors-sujet n’est pas forcément délibéré de la part de qui s’y aventure : il peut être la résurgence, le souvenir de connaissances apprises par cœur qui datent d’une époque antérieure, lointaine, révolue, oubliée, obsolète, ou bien l’effet d’un ennui que provoque irrésistiblement chez qui s’y aventure le spectacle navrant du conformisme. Quand tous éprouvent le même et l’approuvent, que peut qui n’y succombe pas ? On peut essayer de s’imaginer en train d’écouter un chant pour lequel il n’y a pas d’oreilles, et l’on ne sera pas très loin, je crois, de la réalité. Pour qui adhère pleinement à l’époque, la redondance ne sera jamais sensible : la sensibilité est déterminée par l’adhésion à l’époque, laquelle conditionne à mesure de chaque individu. Quiconque adhère pleinement à l’époque aura toujours le sentiment d’être libre, voire de transgresser quelque interdit alors même que cela lui est permis (et a fortiori si tout est permis). Aux autres, aux minorités de uns, restent des aventures étranges, toujours à mi-chemin du désert.