Un moment de grâce. — Le problème des moments de grâce, me suis-je dit en songeant à celui que j’ai confié à mon cahier au bison rouge dans la nuit d’hier à ce matin, c’est que ce ne sont jamais que des moments. La grâce ne nous est pas donnée une fois pour toutes, nous la goûtons ou l’entrapercevons de temps à autre, plus ou moins furtivement, mais pas très longtemps, et puis elle s’évanouit et ne nous en reste plus alors que le souvenir de plus en plus vague, le sentiment que quelque chose a eu lieu, mais quoi ? Je viens de relire ce que j’ai écrit hier dans le cahier au bison rouge (le premier paragraphe, du moins, des deux pages que j’ai écrites dans la nuit d’hier à ce matin) et, si je revois encore l’image que j’ai consignée là, je sens bien qu’elle est déjà plus confuse, que l’atmosphère s’estompe peu à peu et que, bientôt, il n’en restera plus rien, parce qu’il ne peut plus rien en rester. Si la grâce nous était donnée une fois pour toutes, à quoi bon continuerions-nous de vivre ? La grâce définitive arrêterait toute vie, laquelle cesserait d’être un processus pour devenir un fragment d’éternité. Mais l’expression « la grâce nous est donnée » ne convient pas : la grâce ne nous est pas donnée, il faut la saisir, il faut s’y rendre disponible, sans la guetter, sans l’attendre, la cueillir et tâcher de la conserver quelque part, encore que ce soit impossible. Si la grâce ne nous est pas donnée, en revanche, elle nous est reprise. La vie sociale, ordinaire, conforme trouve toujours le moyen de nous prendre la grâce, pas pour en faire quelque chose, elle ne nous la vole pas pour la donner à quelqu’un d’autre, non, elle se contente de la détruire : la vie sociale est contente de détruire la grâce. C’est abject, je sais, mais c’est la réalité. Pure et simple et, pour tout dire, franchement imbécile. Ce n’est pas parce que nous voulons nous battre que nous sommes toujours en guerre, c’est parce qu’il n’y a pas moyen d’être tranquille : c’est parce qu’il n’y a pas moyen d’être en paix que nous sommes toujours en guerre. En guerre avec nous-mêmes, en guerre pour défendre quelque chose qu’on veut nous prendre, en guerre pour protéger quelque chose qu’on veut détruire, en guerre pour nous sauver de la vie normale, de la vie banale, de la vie sociale. Nous sommes en guerre pour survivre à la guerre qu’on nous mène ; nous sommes en guerre pour survivre à la vie qu’on nous mène. Du haut des falaises où j’étais monté hier au soir après avoir écouté le Quatuor Modigliani jouer Beethoven en la petite église Notre Dame de Soumission à Pléguien (quelque chose d’absolument out of this world) et où j’ai marché tout l’après-midi, au retour, je suis tombé, choc violent au terme d’une chute brève pourtant mais vertigineuse, — comment ne pas finir par haïr la vie même ? Mais la vie même — la vie même n’est pas la vie sociale, et tout n’est pas à condamner dans la vie sociale, un concert appartient à la vie sociale, mais il faut traverser une haie de vieilles personnes pour accéder au moment de grâce dont je parlais : si la haie de vieilles personnes fait partie de la vie sociale, la grâce et son moment, eux, lui sont étrangers, ils surviennent dans la vie sociale et s’en extirpent —, la vie même est innocente. Alors à quoi bon la haïr ? Dans mon cahier au bison rouge, au retour de la marche (un peu moins de 19 kilomètres), j’ai écrit quelque chose comme cela, que je ne transcrirai pas ici, que je n’écrirai pas non plus ici aussi bien que dans mon cahier au bison rouge parce que je veux que la phrase parfaite demeure secrète, demeure le secret que j’ai confié à mon cahier, qui disait que le malheur que cause la vie sociale ne doit pas être retranché à notre bonheur. Je n’ai pas particulièrement envie de mourir — je ne suis pas de ces pitres à la Cioran qui, toute leur sombre vie durant, clament leur obsession du suicide et meurent de vieillesse à 84 ans —, mais je ne veux pas connaître la déchéance, je ne veux pas m’affaisser : si l’on ne peut pas vivre léger, à quoi bon continuer ? Toujours la question de la grâce, vois-tu, la passagère grâce.

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