Pas de constance. Je sais bien qu’il n’y a pas d’équilibre, mais je me sens toujours en train d’essayer de le rétablir, précaire, instable, et d’échouer, nécessairement, à y parvenir. Est-ce que la vieillesse m’effraie plus aujourd’hui qu’hier ? Mais la vieillesse ne m’effraie pas, c’est l’effondrement qui m’effraie, la perte des moyens. Et je me demande si, le plus pénible, ce ne serait pas de voir sa propre déchéance à venir dans la déchéance de l’autre, un effondrement étant toujours le présage d’un autre. Non ? De même : est-ce que se sentir bien quelque part est une illusion ? Quel est le rapport ? Je ne sais pas. Je passe du coq à l’âne, je crois, sans le vouloir, même. La pensée m’entraîne malgré moi là où elle veut. La langue. Je lis quelques pages de Quer pasticciaccio brutto de via Merulana parce que, hier, jouant à ce jeu avec les mots du parler marseillais, « pastissade » m’a fait penser à « pasticciaccio » et, donc, à Carlo Emilio Gadda, ce qui va de soi puisque « pastis » et « pastiche » ont la même étymologie, la pâte qui se fait par le mélange. Violent, le passage brutal d’une langue à une autre chez Gadda. On ne sait plus où l’on est, le mélange des langues donnant lieu à un dépaysement constant (intéressante, cette expression : « donner lieu à un dépaysement », ne trouves-tu pas ?), un déplacement permanent, une instabilité qui semble inévitable en raison de la nature des choses, même. C’est un peu comme si l’on disait que le mélange est primaire. Or, c’est un paradoxe : que mélange-t-on sinon des éléments ? Pasticher, pastisser, c’est idem : il y a toujours quelque chose qui nous précède avec quoi il faut faire, mais il est vain de vouloir remonter à une origine, un premier élément, cela n’existe pas, ou alors sous la forme très simple de bactéries qui n’avaient probablement pas grand-chose à dire. Le langage est apparu tardivement dans l’histoire naturelle. La vie ne parle pas depuis longtemps. Mais, avant le langage, il y avait déjà quelque chose. Et caetera. Pas plus qu’on ne devrait être fier de ses origines (si l’on remonte à une époque récente de l’histoire naturelle, nous avons tous la même souche), on ne devrait avoir honte de ses origines, ni chercher à les garder pures, intactes, ou chercher à en imposer certaines plutôt que d’autres, à en défendre certaines contre d’autres, ou je ne sais quoi. Que des patois impurs abreuvent nos crayons. Ne trouves-tu pas que c’est un peu présomptueux de tirer de telles conclusions après avoir lu trois pages, à peine ? Il y a plusieurs années, j’avais commencé à lire ce livre en Corse. C’est durant ce séjour que, pour la première fois à l’âge adulte, j’étais retourné dans le village de mes ancêtres. Murato. « Pour la première fois à l’âge adulte » est une précision importante parce qu’elle signifie la conscience d’un lien que, la première première fois, encore enfant, je n’avais peut-être pas. Depuis je ne suis pas retourné en Corse. À cette époque, je n’avais rien compris au livre de Gadda. Pourtant, je crois qu’il n’y avait rien à comprendre de particulier, simplement se laisser emporter par l’écriture. Et peut-être que je n’étais pas destiné à le faire ou que je n’avais pas d’idée en tête en lisant ce livre, peut-être que je le lisais à vide, ce qui n’est pas toujours une bonne façon de lire, souvent, il faut une visée pour lire. Ai-je une visée aujourd’hui ? Je ne sais pas. Je n’ai lu que trois pages. Le reste du temps, mes pensées ont été occupées par les hallucinations de mon père, dont je ne sais que faire : l’écueil de la réalité contre lequel les fantômes viennent se fracasser, on ne peut pas le montrer du doigt à l’autre, on arrive toujours trop tard, ou bien on est maladroit, on ne fait pas le bon geste, on n’a pas le bon mot. J’ai encore parlé à mon frère aujourd’hui. C’est bien. Même si je n’attends rien, c’est bien. Qu’est-ce que j’attends de la lecture de Gadda ? J’ai une idée, vague, et dont je ne ferai sans doute rien, mais elle est là, et cela aussi, c’est bien. Je réfléchis et cherche et puis trouve le sens du mot « addó » dans la phrase : « E poi soleva dire, ma questa un po’ stancamente, “ch’i femmene se retroveno addó n’i vuò truvà”. Una tarda riedizione italica del vieto “cherchez la femme”. », dont je retrouve la trace sur le funiculaire de Naples : « Aissera, Nanninè, me ne sagliette, tu saje addó ? Addó ’stu core ’ngrato cchiù dispiette farme nun pò ! Addó lo fuoco coce, ma si fuje te lassa sta ! E nun te corre appriesso e nun te struje, sulo a guardà ! »

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