Pas le sentiment des pieds légers sur le sentier des douaniers. Mais, au réel, je le constaterai en consultant le registre des courses, ce n’est pas si mal que cela en avait l’air, en vérité. À quoi faut-il se fier, dès lors, au réel ou au sentiment que l’on en a ? Faut-il vraiment qu’il y ait une différence entre les deux ? En courant, j’ai songé aux trois premières pages de Gadda que j’ai relues ce matin, et je me suis demandé s’il fallait avoir une théorie de la réalité ou quelque chose de ce genre pour écrire un roman, comme il me semble que Gadda, ou son personnage principal, du moins, en a une. Ou si la théorie de la réalité devait s’élaborer dans le cours du roman, se découvrir au fur et à mesure, le personnage, le narrateur et l’auteur faisant l’expérience d’une transformation, d’une illumination, d’une éclaircie, d’une métamorphose qui change leur vie et la manière dont ils voient le monde. « Sosteneva, fra l’altro, che le inopinate catastrofi non sono mai la conseguenza o l’effetto che dir si voglia d’un unico motivo, d’una causa al singolare: ma sono come un vortice, un punto di depressione ciclonica nella coscienza del mondo, verso cui hanno cospirato tutta una molteplicità di causali convergenti. Diceva anche nodo o groviglio, o garbuglio, o gnommero, che alla romana vuol dire gomitolo. Ma il termine giuridico “le causali, la causale” gli sfuggiva preferentemente di bocca: quasi contro sua voglia. L’opinione che bisognasse “riformare in noi il senso della categoria di causa” quale avevamo dai filosofi, da Aristotele o da Emmanuele Kant, e sostituire alla causa le cause era in lui una opinione centrale e persistente: una fissazione, quasi: che gli evaporava dalle labbra carnose, ma piuttosto bianche, dove un mozzicone di sigaretta spenta pareva, pencolando da un angolo, accompagnare la sonnolenza dello sguardo e il quasi-ghigno, tra amaro e scettico, a cui per “vecchia” abitudine soleva atteggiare la metà inferiore della faccia, sotto quel sonno della fronte e delle palpebre e quel nero pìceo della parrucca. » Dès la deuxième page du roman, tout ne semble-t-il pas donné ? Toute la théorie de la réalité est là, en quelque sorte, exposée avec génie, peut-être, mais en mettant tout de même peut-être un peu la charrue avant les bœufs, non ? Je ne sais pas. Il y a enquête et enquête, pour ainsi dire : l’enquête comme genre littéraire (le jaune du giallo, le noir du polar) et l’enquête comme processus narratif, comme dynamique d’écriture. Dans la première espèce d’enquête, le narrateur, le héros mène l’enquête et, dans la seconde espèce d’enquête, c’est l’enquête qui mène le narrateur, le héros. Pour moi, je crois que l’enquête prend le second sens, mais n’ai-je pas tort ? Mes livres ne sont-ils pas des échecs (commerciaux, j’entends) parce qu’ils sont menés par l’enquête au lieu de mener l’enquête ? Les deux espèces d’enquête ne sont probablement pas aussi étanches que ma présentation sommaire ne le laisse penser, mais l’existence de cette différence m’est apparue soudain, ce matin, en relisant ces quelques pages. Peut-être tient-elle aussi à la différence entre narration à la troisième personne et narration à la première : la narration à la troisième personne objective le processus quand la narration à la première personne le vit, le fait vivre, et cela, oui, je crois que c’est une différence des plus importantes. En revanche, me fascine toujours autant la puissance des dialectes en italien, puissance que la littérature française ignore totalement. Ainsi, les livres comme le livre de Gadda (mais cette remarque vaut aussi pour Ernesto de Saba, par exemple) sont tout simplement impossibles à traduire en français : il n’y a rien qui puisse rendre dans notre univers linguistique de telles subtilités, de telles nuances, de telles inflexions, de telles diversités. Et même, l’idée de s’inspirer de ce genre de pastis linguistique, ne te semble-t-elle pas impossible à mettre en œuvre en français, qui rendrait immédiatement un son grotesquement provincial ? À moins que, précisément, l’unité de la nation française étant en train de se disloquer, de tomber en morceaux, ce ne soit précisément le moment d’opérer quelque métamorphose de cet ordre, qui ne donnerait pas lieu à une sorte de “littérature-monde” à la mode nrf, post-nationale mais pas trop, on veut quand même son petit prix Goncourt, mais ouverte sur d’autres horizons, d’autres stratifications des langues, d’autres routes, partout où l’on parle patois dans l’allégresse.

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