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Contamination. — L’incapacité à traduire le patois ou le dialecte autrement que par une sorte de baragouin témoigne de la toute-puissance du surmoi linguistique français : tout ce qui n’appartient pas à la langue standard est nécessairement considéré comme étant de l’ordre du parler auquel manque l’essentiel, la correction, la pureté littéraire. Ainsi, traduire : « “Quanno me chiammeno!… Già. Si me chiamenno a me… può stà ssicure ch’è nu guaio: quacche gliuommero… de sberretà…” diceva, contaminendo napolitano, molisano, e italiano » par : « “Quand on m’appelle !… Oui. Si qu’on m’appelle moi… tu peux qu’être sûr et certain que st’est l’un malheur : quelqu’embrouille… à débroussailler…” disait-il, mélangeant napolitain, molisan, et italien », c’est montrer l’impossibilité même de traduire. En ce sens précis où ce n’est pas un défaut du traducteur qui ne serait pas assez bon : on ne peut pas faire mieux. Et, pourtant, on ne peut pas faire pire. Dans la phrase traduite, il n’y a aucun mélange, aucune contamination, et rien ne correspond à rien parce que, littéralement, personne ne parle ainsi dans ce qu’on pourrait appeler le monde linguistique français. La phrase traduite n’est qu’une fabrication artificielle produite par la dégradation d’une langue standard là même où, dans le passage original, il s’agit précisément de mettre sur le même plan le napolitain, le molisan et l’italien. C’est-à-dire : il n’y a pas une langue première qui, par élision artificielle, déformation, grossiération (que dieu me parle ce néologisme) en vient à parler dialecte ou patois, il y a des langues que le locuteur emploie indifféremment. Ce passage est d’autant plus intéressant que Don Ciccio se parle à lui-même : ce qu’on lit, c’est ce que le héros du roman se dit à lui-même, ce qui signifie que ce n’est pas une langue orale qu’il est en train de parler, à proprement parler, c’est ainsi qu’il pense, entrelaçant des idiomes différents, les employant indifféremment : il se parle dans l’histoire qui lui est propre, laquelle est faite des différentes langues qui témoignent de ses origines, de la multiplicité de son identité. Dans l’univers linguistique français, la langue française est première, tandis que, dans l’univers linguistique italien, ce sont les dialectes qui sont premiers, l’unité politique et linguistique ne s’étant faite que tardivement. Pour traduire en français des textes de ce genre, il faudrait commencer par défranciser la langue française, par la dénaturer littéralement, il faudrait lui faire dire des choses qu’elle ne peut pas dire, des choses que Proust avait comprises, par exemple, quand il entendait dans le patois de Françoise et un certain parler des Guermantes la langue de Saint-Simon, des ancestralités, des précédences, moins des archaïsmes (au sens où un archaïsme est quelque chose qui a été dépassé par le progrès) que l’histoire de la langue, sa vie, son devenir. La contamination des langues chez Don Ciccio exprime la façon dont les identités, les origines, les ethnicités se contaminent les unes les autres pour former un individu singulier, qui parle une langue qui lui est propre, n’appartient à personne d’autre que lui. D’où une théorie de la réalité dans laquelle les causes multiples sont comme les fils d’une pelote à dérouler. Pour paraphraser en un clin d’œil André Bazin, pastiche et pastis ne sont qu’un, et celui qu’on appelle pour dérouler la pelote de la réalité, c’est précisément celui qui sait enrouler et débrouiller les langues sans s’embrouiller puisque c’est ainsi même qu’il pense : la contamination n’est pas une confusion, c’est l’invasion d’un corps par un autre. Et, ici, celui qui contamine, c’est celui qui parle, c’est celui qui pense, celui qui résout.