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Es lo progrès. — Passé une partie de l’après-midi à dessiner la coquille de Saint-Jacques que j’avais cueillie, il y a quelques jours de cela, sur la plage du Vau Chaperon, tout en écoutant le disque de De la Crau, Temperi. Moment un peu à part, un peu out of this world (note : encore une fois, cette expression), un peu étrange, de grandes lignes se traçant à travers un pays qui n’en demande pas tant, qui ne sait que faire de lui-même, je le crois, oui, lignes entre les paysages, entre ici et là-bas, ici, d’où je ne suis pas, mais où je suis, et là-bas, d’où je me sens, mais ne suis pas. Je marchais et je l’avais vue, là, plantée dans le sable, cette coquille de Saint-Jacques. Je m’étais dit que, si je la retrouvais, sur le chemin du retour, je l’emporterais avec moi. Je suis allé jusqu’à la Croix de la pointe du Corps de Garde. J’ai pris des photographies de ce que je voyais, et j’ai fait demi-tour. Sur le chemin du retour, je l’ai retrouvée. Je me suis baissé, je l’ai prise dans ma main et, dans le même geste, la retournant, je l’ai trouvée encore plus belle que l’idée que j’en avais eue à l’aller quand elle ne me présentait que la face interne de sa coquille, toute de blanc nacre et que, la retournant, au retour, ce fut sa face externe qui se présenta à moi, jaune ocre rouge, et ses innombrables stries en arc de cercle. Tout en marchant, j’ai enlevé le sable qui était collé dessus et je l’ai gardée dans ma main tout le temps qu’a duré le chemin du retour (environ dix kilomètres). Me disant : un peu plus tard, je la dessinerai. Mais je ne savais pas quand. Cet après-midi, il m’a semblé que le moment était bon. Alors, c’est ce que j’ai fait. Et, ce faisant, il m’a semblé que c’était ce qu’il y avait de plus vrai à faire (il y a sans doute d’autres “choses vraies” à faire, les unes et les autres ne sont pas mutuellement exclusives, elles seront toutes tout aussi vraies). C’est important, me suis-je dit, ce matin, cette idée : faire le vrai. Ce que je fais, je ne le fais ni pour l’argent ni pour la gloire, mais pour découvrir quelque chose, quelque chose qu’on ne peut pas découvrir autrement et qui, peut-être, est un peu plus vrai que la vie laide et absurde que l’on nous fait vivre. Tempèri, si j’en crois le Tresor dóu Felibrige, cela veut dire « intempérie, mauvais temps, bourrasque, vicissitude, accident, malheur, tapage, tempérament », et faire tempèri, « faire vacarme », ce qui correspond bien au climat de l’album : tempétueux et bruyant, avec un je ne sais quoi intempestif, aussi, qui tient peut-au mélange entre la langue provençale, la voix rugueuse et habitée de Sam Karpienia, et les atmosphères post-rock tout en incantations et explosions que ce dernier tisse avec Manu Reymond et Thomas Lippens. Crau, dit encore le Tresor dóu Felibrige, c’est « la lande couverte de cailloux », le « terroir caillouteux », et ajoute : « la crau d’Arle, la Crau d’Arles, Campus lapidus des anciens, vaste plaine caillouteuse qui a plus de 35000 hectares de superficie ». Si loin de l’image touristique de la Provence benête à l’accent de cigales (les pauvres), c’est la plaine sèche, aride, saccagée par l’industrie que chante De la Crau, dans le désenchantement et l’espoir. Rien de kitsch, ni de poussiéreux, vieillot ou artificiel, mais si loin du pidgin global, quelque chose d’archaïque, de premier, dans la langue de ce chant, une authenticité profonde, comme l’idiome d’un temps qui vient, plus libre et plus beau que celui qu’on nous a fait connaître et que nous avons eu le malheur d’accepter parce qu’on nous a dit que c’était cela, le progrès. Le progrès, il en est question dans une chanson de De la Crau, L’Amistat, avec un texte de Marius Revelly (poète ouvrier marseillais de la fin du XIXe siècle, si je ne dis pas de bêtises) qui chante : « Viva leis arts ! Oi, lo progrès fermenta, fan d’invencions per espranhar lei braç. Tanben totjorn nòstra misèria augmenta, quand lo trabalh nos fasiá viure en patz. » Ou, traduit Sam Karpienia, « Vive les arts ! yes, le progrès fermente, Ils ont des inventions, pour épargner les bras. Aussi, toujours notre misère augmente, Quand le travail nous faisait vivre en paix. » Le travail n’a jamais fait vivre personne en paix, mais telle est l’utopie désœuvrée que le pauvre ouvrier chante, pour ne pas déchanter. C’est celle aussi de mon dessin maladroit et de toutes les voix qui cherchent quelque chose qui n’existe pas, mais nous rendra bientôt meilleurs, plus heureux.