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Dessiner. — Une idée m’évoque un dessin ; alors je note l’idée et je fais le dessin. Ce qui m’évoque une autre idée que je note elle aussi. Et ainsi de suite durant une page et demi. Je me suis toujours interdit de dessiner parce qu’il m’a toujours semblé que je dessinais mal. Au collège, ma professeure d’arts plastiques m’avait interdit l’usage de la gomme parce que je passais plus de temps à effacer les traits qu’à les tracer. C’est à force d’observer Daphné dessiner et de feuilleter ses innombrables carnets que je me suis en quelque sorte libéré du poids pénible de cet interdit : en la regardant faire, et avec quelle liberté elle le faisait, cette forme de vie m’a semblé éminemment bonne. Je ne vais pas énoncer quelque généralité imbécile sur la liberté des enfants ou je ne sais quoi, je voudrais plutôt dire que j’ai appris quelque chose de Daphné et que cela m’emplit d’une grande joie. Je relis les notes que je viens de prendre, le dessin que je viens de faire, et pense : N’est-ce pas ainsi, aussi, que tu trouves un moyen de ne pas te plaindre ? Qu’est-ce à dire ? Eh bien, ta façon de critiquer toujours tes contemporains, leurs façons de vivre, leurs goûts, leurs comportements, leurs choix, leurs habitudes, le vacarme impossible qu’ils font quand ils vivent, respirent, se déplacent, tu pourrais te perdre à force d’en faire la critique, c’est interminable, d’autant que cela, en vérité, ne te conduit nulle part, c’est peut-être vrai, mais c’est en vain, ne trouves-tu pas ? Alors que ce dessin, ce dessin que tu viens de faire dans ton carnet, il est bon, il est mauvais, cela n’importe pas, il existe, tu l’as fait, et il enveloppe une vérité bien plus grande que toutes les phrases que tu peux faire sur les torts et les travers des gens, il enveloppe un monde, des univers désirables, il te projette là où tu ne te trouves pas, il anticipe sur de possibles futurs, il ne te fige pas dans le moment passé d’une détestation, d’un reproche, d’un blâme, ou que sais-je encore ? Il ouvre, il étend ton expérience. N’est-ce pas merveilleux ? Te rends-tu compte de la chance que tu as ? Merveilleux, en effet, au sens du bonheur que procure une forme de beauté, de vivre et de se sentir vivre, d’accomplir quelque chose dans le temps qu’il nous est donné de vivre. À quoi bon vivre autrement ? Vraie question. Il y a tant de façons de mévivre (encore un néologisme, que dieu me le pardonne celui-là, aussi) : c’est vrai que l’époque à laquelle il nous est donné de vivre est détestable, mais détester la vie ne rendra pas l’époque meilleure, ne nous rendra pas meilleurs, ne sauvera pas le monde, n’empêchera personne de mourir, jamais, nulle part : aucun de nos péchés ne sera jamais rédimé par notre haine de la vie. C’est une morale qui peut sembler bien naïve, bien légère, mais je ne crois pas qu’elle le soit : il y a aussi le sublime dont j’ai déjà parlé ces dernières semaines. Lequel sublime ne se trouve pas dans une forme d’extériorité par rapport à la vie simple, comme s’il y avait une solution de continuité entre l’une et l’autre, mais en est l’expression la plus juste, la plus édifiante. Note dans le cahier au bison rouge : « “Bonnes mères” : poèmes écrits depuis la Bonne Mère. Avec dispositif : date, heure, temps qu’il fait, chemin emprunté pour monter. Quelque chose du sublime et de la ville et là où ils se rencontrent. [Ici, le dessin de la Bonne Mère.] Dans le dispositif de l’écriture devraient s’insérer des documents tels que photographies ou dessins, voire traces (ex : billet d’entrée, titre de transport, ticket de caisse, etc.) ». Je ne sais pas pourquoi cette idée de poèmes m’est venue aujourd’hui. Je suis quelque peu en avance sur le calendrier, mais elle est là — la note et le dessin dans le carnet la rendent disponible pour un usage futur —, et n’est-ce pas le plus important ?