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La mer est bonne. — De toutes les nobles morts, celle qui consiste à se dissoudre dans la mer me semble, et de loin, la plus désirable. Que les nombreux êtres humains qui ont vécu jusqu’à présent, et sont morts, n’en ait pas mis au point le procédé témoigne sans doute moins de l’impossibilité technique de ce dernier que du déclin constant de l’intérêt que l’on porte à l’édification dernière, du peu de sens — esthétique, éthique — que l’on attribue désormais à cet instant ambigu, ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs, où la vie s’achève. On se soucie d’en finir vite, on se préoccupe d’en finir sans douleurs, on s’arrange pour en finir sans causer de désagréments, mais bien mourir, qui cela inquiète-t-il encore ? « La liberté s’est concentrée en pure négativité, écrivait Adorno en 1944, et ce qu’on appelait à la fin du siècle “mourir en beauté” s’est limité au souhait d’abréger l’avilissement infini de l’existence ainsi que la douleur infinie de l’agonie, dans un monde où depuis longtemps il y a bien pire à craindre que la mort. La fin objective de l’idéal humaniste ne veut pas dire autre chose. Elle signifie que l’individu en tant qu’individu, en tant que specimen de l’espèce humaine, a perdu l’autonomie grâce à laquelle il pourrait réaliser le genre humain. » (Minima moralia, § 17.) Sur la plage, tout autant que le soleil, aveugle l’accablante uniformité. Mais il n’y a pas de lunettes spéciales pour s’en protéger. Comme si l’égalitarisme forcené — la croyance en la possibilité d’accomplir l’égalité réelle — avait littéralement exécuté toute singularité, et jusqu’à sa possibilité même. Désormais, cette uniformité poursuit l’être humain jusqu’en sa dernière extrémité : tout le monde doit se ressembler, tout doit se ressembler, l’égalitarisme épousant en de nivelantes noces le relativisme le plus concret. In fine, la vie, la mort, tout cela aussi doit se valoir. Mais ce n’était pas ce à quoi je songeais, cet après-midi, sur la plage. À quoi est-ce que je songeais ? À me baigner, — pour la première de l’année. Et les eaux de la Manche m’ont semblé accueillantes. Un peu plus tôt, j’avais rédigé le premier poème pour mon projet de bonnes mères. Et, à l’instant, je viens de photographier les notes prises l’autre jour, et le dessin qui les habite, pour les intégrer à l’ensemble que je vais élaborer. C’est un peu étrange, peut-être, d’entreprendre des rédiger des poèmes sur la Bonne Mère à près de 1000 kilomètres de distance, mais c’est ainsi que cela s’est produit dans une sorte d’illumination dont il m’a fallu, ensuite, trouver comment la mettre par écrit. Ce que j’ai fait, d’une première façon, du moins. Voilà en tout cas deux éléments qui composent une sorte de racine originelle du projet (je ne sais si c’est la meilleure manière de le dire, mais il faut bien le dire d’une certaine manière). Ne reste plus désormais qu’à laisse couler.