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Quoi qu’il arrive. — Au loin, j’entends le goéland qui raille, indifférent à ma misère. Est-ce l’impuissance ou l’existence même qui cause en moi un tel abattement ? Quotidien, ou quasi. Mais l’impuissance n’enveloppe-t-elle pas l’existence ? On se donne des airs, de l’importance, mais la vérité est bien plus triviale que l’idée majestueuse, si ce n’est divine, que l’on s’en fait : on ne peut rien faire. Ou pas grand-chose. Pourtant, pas grand-chose, ce n’est pas exactement rien. Me réjouit la nouvelle que je lis dans le journal : un afflux de méduses a mis à l’arrêt l’une des plus grandes centrales nucléaires d’Europe. Incident dû à la surabondance de ces animaux, cette dernière étant elle-même probablement causée par l’excessive activité humaine, le réchauffement climatique et la surpêche entraînant respectivement la montée de la température des eaux et la baisse du nombre des prédateurs, facteurs qui favorisent la prolifération des méduses. Ainsi, la boucle du progrès se renfermant sur elle-même dans une parfaite immobilité, on peut tout à fait envisager un futur proche dans lequel l’activité même de l’espèce humaine mettra à l’arrêt l’activité même de l’espèce humaine. À force de vouloir bien faire, on se contraindrait à ne plus pouvoir rien faire. Et peut-être est-ce la vraie réponse à la question que l’être humain se pose depuis des millénaires : comment faire le bien ? Comment faire le bien ? Eh bien, en ne faisant rien. L’essence de la morale n’est pas négative, au sens d’interdictive, elle est nulle, elle embrasse le néant et l’épouse, elle n’est même pas nihiliste, elle consiste à ne rien faire du tout, à célébrer non pas l’impuissance, qui est déjà trop (toute impuissance est un regret, — c’est une remarque érotique), mais l’inactivité, l’impossibilité de l’action, la nécessité de l’inaction. On pourrait facilement dire que, pour survivre au futur qui l’attend autrement, l’espèce humaine doit se résoudre à ne plus rien faire, mais du tout, ce qui revient exactement à périr. N’est-ce pas toutefois une conjecture un peu trop facile, la pente qui conduit de l’impuissance au néant étant courte mais des plus abruptes ? D’autant que, et je sais que c’est la pure et simple vérité, cet abattement que je connais, il n’y a pas de moyen d’y échapper : j’ai conscience de mon impuissance, mais la reconnaître, en reconnaître la nécessité, pas la nécessité morale, non, la nécessité physique, impérieuse du déclin de toute existence, de toute vie, ne change rien à ce que je ressens, je ne peux pas me sauver, je ne peux pas aller mieux parce que ce n’est pas moi qui vais mal, je contemple impuissant le spectacle démoralisant de la déchéance, et rien, aucune pensée positive, aucune technique psychologique, aucune manipulation ne peut déformer le réel : la fin arrive toujours. On l’appelle « mort », mais elle pourrait s’appeler n’importe comment, « méduse », d’ailleurs, qui paralyse, fige, change en statue de pierre, laquelle tombera bientôt en ruine, serait peut-être un mot plus juste, et non seulement plus poétique : ce n’est pas la mort en tant que telle qui fige, paralyse, c’est la perspective qu’elle ouvre dans notre vie, le stade terminal de toutes choses, qui vient, qui arrive, qui est déjà là, chut, tais-toi, regarde. « Mort » est le nom de ce qui arrive quoi qu’il arrive.