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Sous contrainte. — Tout ce dont je me souviens, c’est que les souvenirs, moi, ne me valent rien. Il y en a pour qui ça marche, et même bien, Proust en est le meilleur exemple, mais pour moi, non. Dans un texte qui ressemble à une litanie d’hypnotiques commandements, « Belief & technique for modern prose », Kerouac conseille ceci : « Like Proust be an old teahead of time », et j’ai beau avoir toujours trouvé cette prose lapidaire magnifique, et me souvenir aujourd’hui encore de m’être souvent demandé comment on pouvait bien se défoncer au temps (par ailleurs, j’ai moi-même imité le style « commandements pour écrivains » de Kerouac), je dois reconnaître que mes souvenirs ne me sont bons à rien, si ce n’est à me lamenter sur moi-même. Le problème, et évidemment, cela n’échappera à personne, c’est que, des souvenirs, même si l’on n’en veut pas, on en a, et l’on ne peut s’empêcher d’en avoir. Proust appelait ce phénomène « mémoire involontaire » et y décelait la voie d’un accès privilégié à la vérité, laquelle se situe, précisément, au-delà du temps. Et ainsi, Proust n’aura jamais traversé le temps que dans l’espoir d’en sortir, d’échapper au temps, de se tirer de cette affaire qui conduit tout le monde au même endroit : la mort. (Premier paradoxe.) Mais mes objections ne sont pas théoriques, non. Ce ne sont donc pas des objections, ce ne sont que des sentiments, de simples sentiments que j’exprime à mesure que, la mémoire venant et revenant, ils parviennent à la surface du temps où son passage les enfouit. (Cette dernière phrase est affreusement pompeuse, mais tant pis.) À Nelly, tout à l’heure, j’ai dit que je n’avais aucun souvenir heureux avec mon père, et plus largement avec mes parents, et c’est vrai : tout ce dont je me souviens, ce sont des vexations, et c’est peut-être à une déformation causée par le temps qui passe que je dois ces seuls restes-là, mais c’est précisément cela, la mémoire : le temps qui a déformé les événements au point d’en faire des souvenirs. Proust veut revivre le même événement (c’est tout le (second) paradoxe de sa mémoire involontaire et il ne vit que pour revivre (troisième paradoxe ? probable que oui) parce qu’il l’associe à la plus grande jouissance connue, mais de la réalité de cet événement nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir, nous n’en avons qu’un témoignage tardif, un chef-d’œuvre, peut-être, mais auquel nous ne pouvons pas accorder un grand crédit (pas plus grand en tout cas que celui que nous accordons généralement à la fiction). À mes souvenirs non plus, je ne puis accorder un grand crédit et ce, d’autant moins que, si l’on m’interrogeait pour savoir si mon enfance fut heureuse, je répondrais certainement qu’elle le fut, oui, ce qui est en contradiction manifeste avec l’affirmation d’après laquelle tout ce dont je me souviens de mon enfance, ce sont des vexations. Mais y a-t-il vraiment contradiction ? Une vie n’est pas faite uniquement d’événements heureux et, pourtant, elle peut n’en être pas moins heureuse. Et inversement, même dans les circonstances les plus tragiques, les êtres humains s’aiment et ont des enfants. Je ne suis pas un imbécile, je ne me fais pas d’illusions, je sais fort bien que j’ai de la chance d’être né où je suis né, d’être né comme je suis né, tant il y a des malheurs sur terre, de gens qui souffrent, n’ont rien, meurent de faim, sont enfermés dans des camps où on les humilie et les massacre, et que, en vérité, je ne suis qu’un petit-bourgeois qui pleurniche. Et alors ? Je ne sais pas : si ma vie ne vaut pas mieux qu’une autre, elle ne vaut pas moins qu’une autre. Tout ce que je veux dire, je crois, c’est ceci : je ne peux me fonder sur mes souvenirs, ils ne valent rien. J’entends : ils sont là, réels au moment même où ils me reviennent à la mémoire, mais je ne peux rien bâtir sur eux, je ne peux rien élaborer à partir d’eux, ils sont morts, en quelque sorte, tout comme mon enfance. Pour revivre son enfance, il faut être devenu très adulte, me semble-t-il, et moi, souvent, je me fais l’impression d’être encore un enfant, de n’avoir jamais réellement pris part à toutes ces choses sérieuses auxquelles les adultes prennent part (gagner de l’argent, s’engager, se battre, que sais-je encore ?). Même mes rares convictions ne sont qu’un peu de sable qui me coule entre les doigts : je ne crois en rien d’autre que des choses simples, des choses banales, des choses ordinaires, je me sens minuscule face à l’étendue de l’univers, et ma détermination à écrire, que j’ai souvent appelée « discipline », il me semble que je la dois plus au plaisir que me procure la répétition (faire tous les jours la même chose, car les choses répétées plaisent), qu’à la certitude de toucher jamais à la vérité ultime, la vérité vraie. Il y a des écrivains qui écrivent pour gagner de l’argent, il y a des écrivains qui écrivent parce qu’ils sont persuadés d’avoir raison ; moi, j’écris parce que cela me plaît et que, comme un enfant, je n’ai jamais supporté faire que ce qui me plaît, toute contrainte me paraît monstrueuse, inhumaine, cruelle.