Célébrer. — Si difficile de voir le monde autrement que par son propre prisme, le petit trou de sa lorgnette. Mais comment voir différemment ? Comment s’y prendre ? Et par quel autre bout regarder l’univers ? Depuis quel point de vue supérieur tout voir d’un coup d’œil ? Cela, précisément, ce n’est pas possible. On ne voit jamais qu’un petit pan de l’univers. Ce qui ne signifie pas que le reste n’existe pas. Tout à l’heure, pour l’une des dernières fois sur le sentier des douaniers, je pensais aux gestes qui composent les rituels des religions (des images m’étaient présentes à l’esprit, de purifications avant la prière, notamment), et je me demandais quels gestes faire qui ne soient pas faux, j’entends : qui ne soient pas fondés sur des croyances fausses, des erreurs, des contre-vérités, voire des mensonges éhontés ? Que célébrer qui ne soit donc pas le faux ? Et, tout en marchant, je me suis dit que ce que j’étais en train de faire — marcher, c’est-à-dire —, c’était une célébration en soi, une célébration de rien, une célébration de tout, une célébration de la vie : point n’est besoin de célébrer quelque chose de défini — un être, c’est ce à quoi je pense — pour célébrer l’existence en soi car l’existence n’est pas une chose, pas une chose en soi, pas la chose en soi, l’existence n’est rien en soi, la vie même est transitoire, transition, passage, avancée, dynamique, mouvement, aller, allant, bien plus qu’être et étant, percée, transformation, métamorphose. Peut-être est-ce une définition de la vie : le rien en soi, mais je ne le crois pas, en tout cas, ce n’est pas ce genre de phrases que je veux faire, ce genre d’impressions que je veux donner, ce genre de conclusions que je cherche. Que cherches-tu, alors ? Eh bien, précisément ceci : non des conclusions, des propensions. Marcher, pour un être humain, c’est ce qu’il y a de plus naturel, de plus évident, de plus profond, aussi. Tout bouge, tout change tout le temps quand on marche. Et, pourtant, croyant aller plus vite, croyant échapper au mouvement, ainsi, ne faisons-nous pas tout pour ne plus marcher, atteindre à l’immobilité ? Drôle de question. Crois-tu, vraiment ? Quoi, la question ? Oui. Ah, je ne sais pas. Je disais ça comme ça. Alors, tais-toi, cela vaut mieux, n’est-ce pas ? Ne sois pas toujours désagréable, veux-tu ? Je venais de courir cinq kilomètres sur le sentier. Et j’avais trouvé que c’était assez, il faisait trop chaud à mon goût pour continuer, et je n’avais pas d’eau avec moi, alors j’ai fait demi-tour et le chemin inverse en marchant, et c’est dans ce déplacement-là que j’ai pensé aux gestes rituels de se laver les mains, de se laver les pieds, avant de prier, gestes que je trouve beaux, d’une infinie humilité, mais ce trouvé de moi ne sauve pas pour autant tout ce qu’il y a d’erroné dans la croyance en un être supérieur. Il n’y a pas d’êtres, comment pourrait-il y avoir un seul être ? Nietzsche (Gai savoir, III, § 111.) se livre à une analyse évolutionniste du concept de substance, fondement de la logique aristotélicienne, c’est-à-dire occidentale, qui le fait apparaître comme une erreur, un illogisme qui a subsisté et s’est imposé simplement parce qu’il permettait la conservation de la vie. Le concept même d’être est une erreur, et peut-être (l’analyse de Nietzsche n’est pas historique, c’est bien plutôt une expérience de pensée, comme la plupart de ses aphorismes, ce qui fait que nous pouvons encore les lire) s’est-il imposé comme une nécessité à un moment de l’histoire naturelle de l’humanité, parce qu’une telle simplification était le seul moyen efficace d’assurer la survie de l’espèce. Simplement dit : notre vérité est fausse. Il a peut-être fallu y croire en certaines circonstances pour ne pas périr, mais aujourd’hui, n’est-ce pas cela même qui nous fait périr ? Le faux n’est pas seulement contraire à la vérité : il détruit la vie. La vie, qui n’a que faire de la vérité.

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