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Eschatologie de la patience. — Quoi que tu fasses, tu ne sauveras pas le monde. Et il n’est pas même sûr que tu te sauves toi-même. Surtout pas si « être sûr de se sauver soi-même » signifie « être en sûreté ». Est-ce défaitiste que de tenir pareils propos ? Mais qui pourrait décemment vouloir tenir des propos de vainqueur ? J’imagine que personne n’a envie de perdre, ce n’est pas un élan vital qui nous y pousserait, en tout cas, non, je crois que cela, nous pouvons le dire, mais qui pourrait réellement vouloir gagner puisque « gagner » cela signifie toujours « perdre » ? Toi, tu gagnes ; moi, je perds. Ou inversement. Bref, gagner = perdre. Et ce n’est pas aussi simple que cela, non, au contraire, je crois que c’est d’une complexité extraordinaire, un peu comme une apparition, c’est très difficile de rendre sensible une apparition sans répéter la proposition : « J’ai vu la Vierge », c’est-à-dire : « Elle était là », c’est-à-dire : « Je ne suis pas fou ». En réalité, la différence entre la folle et la sainte est infime, voire inexistante ou quasi, presque rien ne sépare la béatification de l’aliénation, l’internement du sacrement. Et cela, est-ce vraiment si difficile de le comprendre ? Quelque chose apparaît, il faut le voir. Mais si c’est une hallucination ? Si c’est une hallucination, nous sommes de retour au point de départ : Tu ne sauveras pas le monde et certainement pas toi-même. Mais comment faire, alors ? Je ne sais pas. Et il me semble qu’il faut toujours commencer par là : le point d’interrogation, l’absence de solution. Que savons-nous de la vie, en effet ? Qu’avons-nous appris de la vie ? N’avons-nous pas fait tous les efforts du monde pour nous extirper de la vie ? Pour oublier la vie ? Pour nous émanciper de la vie ? La distinction entre l’âme et le corps, entre la métaphysique et la physique, n’aura servi à rien d’autre : donner un fondement théorique (peu importe sa validité littérale, il suffisait qu’on y croie) à la scission, à n’en pas faire une élucubration parmi tant d’autres que des sectes profèrent, mais une vérité première, fondée en raison, fondée en dieu, fondée en droit, universelle. Quoi que tu fasses, tu ne sauveras pas le monde. Quoi que tu fasses, tu ne te sauveras pas toi-même. Ni le monde ni le moi n’ont besoin d’être sauvés. Mais de quoi ont-ils besoin ? Mais de rien, ni d’être ni de rien. Est-ce que cela te semble terriblement décevant ? Sans doute, oui. C’est que tu n’es pas encore prêt à la patience, à l’immense patience qui ne nous attendra pas. C’est tout le paradoxe : il faut être patient, mais je ne peux pas patienter. Fracasse-toi la tête contre les récifs du temps, ne fût-ce que pour le passer. Un peu.