24825

Ce matin, l’idée de vivre la journée qui se présentait à moi, la journée même et les journées ensuite, m’a paru absolument intolérable et m’a plongé dans une profonde tristesse. J’ai envisagé de mettre la climatisation dans la chambre à coucher de l’appartement que nous avons loué pour quelques jours, de laisser les volets clos, de fermer la porte et de passer la journée, là, allongé sur le lit, à ne rien faire du tout, à ne surtout pas vivre ma vie. Mais, bien sûr, cela s’est révélé impossible et, à mon corps défendant, je me suis levé et j’ai fait (à peu près) ce que font les êtres humains quand ils sont en vie. Non que cela ne m’ait pas semblé affreusement pénible, mais. Mais quoi ? Mais je ne sais pas. Je suis partagé en ce moment, partagé entre la difficulté de vivre la vie (à cause, donc, de la vieillesse de mon père, de tout ce que cela implique, et d’autres aspects de mon existence relatifs au succès ou plutôt à mon absence de) et la joie de la vivre, et ce partage ne fait rien pour atténuer le sentiment de la difficulté de vivre, tant s’en faut, chaque perspective d’encouragement étant suivie par une perspective de découragement, un peu comme dans une enfilade de pièce ou, comme, au bout d’une rue, on voit des escaliers plonger vers la mer. Cette dernière comparaison n’est pas adéquate du tout : la perspective d’une plongée vers la mer est parmi ce qu’il me semble de plus réjouissant dans l’univers. Bref, tout à l’heure, sans avoir vaincu le profond dégoût que m’inspire l’existence, mais après avoir tout de même consenti à me lever et à faire (à peu près) ce que font les êtres humains qui vivent quand ils vivent, j’ai fini par sortir de l’appartement que nous louons pour quelques jours et je suis allé marcher avec l’idée simple d’aller au bout du boulevard Bompard. Ce que j’ai fait. Et tout, je dis bien tout — la lumière, les bâtiments, la chaleur, l’atmosphère, les couleurs, les odeurs —, tout m’a semblé parfait et sublime. Parvenu au bout du boulevard, j’ai continué mon chemin en empruntant une rue dont j’ai oublié le nom et j’ai descendu un escalier qui conduit au chemin du Vallon de l’Oriol, d’où j’ai pris un escalier qui m’a conduit sur les hauteurs du Roucas Blanc, dont j’ai emprunté ensuite le chemin pour en redescendre et rentrer chez moi, mais ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est que, descendant cet escalier (la traverse Sélian, comme me le dit à présent la machine à plans), l’air a été envahi de parfums incroyables, d’effluves de figuier, de laurier, de plantes à fleurs bleues dont j’ignore le nom, des fragrances que j’aurais voulu enregistrer, mais il n’y a pas de machine à enregistrer les odeurs (limite ridicule de la technologie), je me suis demandé comment les parfumeurs notaient les odeurs dont ils s’inspireront ensuite pour créer leur parfum. Jean-Claude Elléna, qui a créé le parfum que je porte (Un jardin en Méditerranée) dit qu’il compose mentalement ses parfums avant de les écrire et de les sentir : l’esprit comme répertoire d’odeurs. Là aussi, force m’est de constater que je suis analphabète. Je sais si peu de choses. N’est-ce pas démoralisant ? J’eusse voulu enregistrer ce parfum d’autant qu’il était comme un rempart, une fois passé à travers, les bruits de la ville qui, depuis les hauteurs de Bompard, me parvenaient étouffés, ont soudain explosé, exactement comme si c’était le parfum qui avait maintenu ce vacarme à distance, dessinant dans son enveloppe olfactive un havre de paix.