Même les aveugles, ai-je envie de dire, même les aveugles doivent regarder la réalité en face. Et c’est sans doute moins une remarque d’ordre général qu’une remarque sur l’état de mon père. À force de se refuser à voir les choses comme elles sont, et comme soi-même l’on est, on finit par ne plus rien voir du tout (au figuré, cela dit, plutôt qu’au propre). En descendant du tramway à Noailles, tout à l’heure, j’ai dit à Daphné que j’étais content de prendre le tram avec elle parce que moi aussi, quand j’étais jeune (mon dieu, quelle horreur, cette expression « quand j’étais jeune », mais c’est la réalité : je ne suis plus jeune), je prenais le tramway pour aller « en ville », comme l’on disait alors. Daphné m’a demandé pourquoi et je lui ai répondu parce que cela nous fait quelque chose à partager et elle a eu l’air satisfaite de cette réponse. Et moi aussi. Ensuite, elle m’a demandé quel genre d’élève j’étais à l’école et je lui ai répondu que je ne travaillais pas parce que je m’ennuyais, ce qui a eu l’air de l’étonner beaucoup, alors je lui ai expliqué que j’étais un peu comme elle mais que, contrairement à elle, je n’avais pas eu les parents qu’elle, elle a. Évidemment puisque ses parents à elle, c’est nous. En tant qu’enfant, je ne pouvais pas être mes propres parents mais, en tant que parent, je ne voudrais pas être mes propres parents. Non que mes parents fussent de mauvais parents (je ne crois pas qu’il y ait de mauvais parents sinon les parents qui maltraitent volontairement leurs enfants mais alors ce ne sont pas tant de mauvais parents que de mauvaises personnes, tout simplement, quant aux autres, ils sont perdus, et l’on est souvent perdu quand on est parent, ou du moins faut-il l’accepter de l’être, règle qui vaut en général), mais je ne voudrais pas être avec Daphné comme ils furent avec moi. Et je crois que je ne le suis pas. Je crois que je suis tout à fait quelqu’un d’autre. Ce que je voulais être. Suis-je devenu celui que je voulais être ? Eh bien, à peu de choses près, il me semble, oui. Peu de choses près, c’est-à-dire ? C’est-à-dire que, m’imaginant celui que je voulais être, je n’avais jamais pris en compte la dimension du succès. Il me semblait, en effet, que qui écrit bien doit avoir du succès, ce qui est n’est pas le cas, loin de là. Outre la dimension du succès, donc, il me semble je suis celui que je voulais être. Parfois, il m’arrive de l’oublier. Il ne le faut pas. Il ne faut pas s’oublier, il faut s’accentuer, s’approfondir.

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