Le fin mot de l’ontologie. — De nos jours, en France, quand, plus ou moins par inadvertance, on tape « Jérôme » dans gogole, le premier résultat de recherche sur lequel on tombe, c’est la tête de Jérôme Commandeur — qui sourit. Ce qui constitue une expérience des plus désagréables parce que, d’une part, la tête de Jérôme Commandeur qui sourit n’est pas le genre de choses sur lesquelles on peut raisonnablement avoir envie de tomber quand on fait une recherche sur internet, encore que, comme chacun le sait désormais, tous les goûts soient dans la nature, et parce que, d’autre part, ce n’est pas du tout l’idée que je me fais ni des Jérômes en général ni d’un Jérôme en particulier. Ma perspective est sans doute biaisée parce que, m’appelant moi-même Jérôme, l’idée que je me fais des Jérômes en général et d’un Jérôme en particulier, eh bien, c’est moi et parce que, ayant une haute opinion de moi-même, quand je pense à un autre Jérôme que moi-même, ce n’est bien évidemment pas à Jérôme Commandeur que je pense, mais à Jérôme de Stridon et, entre autres choses, au tableau du Caravage qui le représente concentré en méditations drapées de rouge sur le sens de la vie et de l’au-delà. Ces remarques, j’en conviens, n’ont pas beaucoup d’intérêt. Du moins pas à première vue, car elles indiquent tout de même quelque chose qui est caractéristique de notre époque : l’expérience fondamentalement décevante, voire désespérante, que l’on est amené à faire de la réalité quand on se sert pour l’aborder des outils que notre époque développe avec une détermination et un appétit de croissance toujours plus marqués, comme si, de fait, tout ce que notre époque produisait était destiné à nous rendre l’expérience de la réalité décevante, déprimante, comme si, pour le dire en un mot, comme si notre époque mettait toute son énergie à rendre la réalité détestable. Comme si, pour rendre désirable l’artifice de la marchandise, l’époque s’évertuait à rendre indésirable le naturel de la réalité. D’où cette tension indépassable qui traverse l’époque (indépassable à moins de trancher dans le gras du vif, ce que personne ne semble se résoudre à faire) entre deux appels contradictoires : à revenir à la nature et à s’émanciper de la nature. Plus la marchandise nous appelle à l’anti-nature et plus la nature nous rappelle à sa réalité et plus la nature se rappelle à nous et plus l’artifice nous attire à lui. Vertigineux renversement perpétuel où nous ne pouvons que perdre le sens — des réalités ainsi que de nous-mêmes, voire de toutes choses. Ce qui revient à dire que, toute expérience directe étant devenue impossible (il y a trop d’artefacts), toute expérience est vouée à être médiate (médiatisée, médiatique), c’est-à-dire : tout d’abord et fondamentalement décevante, triste, haïssable. Et le paradoxe se boucle sur lui-même dans la mesure où, pour vouloir faire une expérience directe, il faudrait que cette dernière se présentât d’une manière ou d’une autre comme aimable, ce qui n’étant pas le cas, rend indésirable la possibilité même d’une expérience directe, c’est-à-dire de l’amour. Ne nous restent plus alors que des choses désagréables à consommer, lesquelles choses consommées nous rendent gros, laids, bêtes, malades et inféconds. L’animal que nous sommes est toujours le même : quand on lui donne la chose qu’il désire, il finit par la détester. Les artefacts ayant toujours constitué notre mode de présence au monde, on a longtemps vu dans cette insatisfaction chronique le propre de la raison et le moteur du progrès jusqu’à ce que l’évidence de la régression que constituait le progrès et de la folie de la raison nous contraigne à renoncer à pareilles chimères pour constater comment les choses ne sont pas mais comment nous pouvons seulement les percevoir (c’est-à-dire : les consommer) désormais : disparaissantes et mornes, rébarbatives, et aliénantes. Être, comme le dit le gourou de la secte du futur, être, c’est consommer ou être consommé. Voilà le fin mot de l’ontologie. Tout le reste s’éloigne.

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