Boule à zéro. — À quoi correspond exactement chez moi le sentiment qu’il est temps de me raser le crâne ? À un désir de changement, de métamorphose, de purification ? Peut-être. Banal, non ? Oui, mais. La première fois que je me suis rasé le crâne, j’étais au lycée, et c’est mon ami Romain qui m’y avait incité, si mes souvenirs sont exacts, avant d’exécuter lui-même la tâche, à la tondeuse, et avait plutôt bien fait les choses, vu le peu de cheveux visibles après la tonte. Je me souviens que ma mère avait été quelque peu choquée quand j’étais rentré chez moi ainsi tondu, mais moi, j’avais bien aimé : j’avais l’impression d’être libre, d’avoir fait quelque chose pour m’émanciper, c’était ridicule — c’était de l’émancipation bourgeoise, indeed —, mais c’est ce que j’avais ressenti. Ensuite, pendant des années, je me suis rasé le crâne à intervalles réguliers. Mais, au début, cela n’avait aucune dimension spirituelle de quelque sorte que ce soit, non. Ce n’est que plus tard que j’en suis venu à considérer que. Ou plutôt : chaque fois que l’envie me prend de me raser le crâne, je sens que cela correspond à un désir de transformation, de renouveau, de sublimation du moi par des moyens qui peuvent certes paraître futiles (le petit frisson bourgeois), mais qui n’en sont pas moins des plus concrets, des plus réels, des plus sensibles, des plus visibles. Les cheveux blancs, à vrai dire, c’est tout à fait secondaire, et l’histoire de mes tontes que je viens d’exposer succinctement est là pour en attester, cheveux blancs qui sont là, eux aussi, et de plus en plus. Mais vieillir, je ne le conçois pas comme un problème ; c’est la nature (note bien ce dernier mot, souligne-le). Non, le problème, c’est ce qui m’attend au bout de la vieillesse : non la mort, mais la déchéance, la perte de soi, la perte du monde. À côté de cela, la mort est dérisoire. Plus souhaitable que la vie, en vérité. La lassitude que je ressens quand j’ai mon père au téléphone, je la vis comme une faute morale. Mais je ne peux pas ne pas la ressentir, c’est-à-dire : ce n’est pas moi qui puis décider ou non de la ressentir, ce n’est pas un effet de ma volonté. Elle est là. Elle est réelle. J’entends aussi : je ne peux pas ne pas la reconnaître, l’accepter, la comprendre, ou du moins, l’exprimer. Quand j’aurai perdu la tête, je ne pourrai plus voir la réalité telle qu’elle est. Aveugle ou pas, je ne verrai plus rien du tout. Et alors, tout ce que je me serai efforcé de faire de mon vivant (car perdre la tête, c’est une mort pire encore que la mort, c’est une disparition de fait : Où est la personne ? Mais elle est là, voyons. C’est ridicule, enfin, ne raconte pas n’importe quoi : tu vois bien que ce n’est pas elle, c’est quelqu’un d’autre.) aura été en vain. À travers la déchéance de mon père, je vois ma déchéance à venir et la déchéance passée de ma mère (« la confusion » théorisée par les médecins de la mort) qui, avant de mourir, n’était déjà plus là, avait déjà disparu réellement. Et je me souviens aussi que j’avais souhaité sa mort parce que je n’en pouvais plus, parce que j’étais fatigué. Et tout cela, je n’ai pas envie de le vivre de nouveau. Les boucles de mes cheveux me tombent aux épaules. Oui, mais pour combien de temps ?

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