Bribes. Rien de plus. Stupéfait en lisant, dans la lettre de critique qu’il adressa à Benjamin le 18 mars 1936, à propos de son article sur l’œuvre d’art, cette phrase d’Adorno : « dans une société communiste, le travail sera organisé de telle façon que les hommes ne seront plus aussi fatigués et abêtis au point d’avoir besoin de la distraction ». Stupéfait par l’énorme quantité d’illusion qu’une telle déclaration contient et le peu de cas, in fine, qu’elle fait de la liberté humaine (au moins au sens pratique de la possibilité d’un libre choix dans une société démocratique, mais la société communiste n’est de toute façon pas une société démocratique, c’est une société totalitaire, même si les partisans du communisme l’estime bonne, cette société totalitaire). Comme si le communisme allait jamais pouvoir être en mesure de résoudre le problème pascalien du divertissement, comme si le communisme était une sorte de solution totale contenant la résolution particulière de chacun des problèmes humains. Et combien pareille croyance tranche avec la prose désenchantée et vivifiante qui sera celle des Minima moralia. En lisant les pages de sa lettre, je ne puis me déprendre du sentiment d’avoir affaire à quelqu’un d’intoxiqué. Tout comme il me semble que les punitions théoriques qu’Adorno et Horkheimer ont infligées aux projets de Benjamin sur Paris (les passages et Baudelaire) auront fondamentalement nui à leur développement, empêchant Benjamin de mener à terme ou, du moins, de constituer de façon plus achevée le corps de ses projets. Comme si le rappel à l’ordre de l’orthodoxie marxiste avait entravé la pensée de Benjamin, le contraignant à s’interrompre, à remettre sur le métier un ouvrage — ou plutôt : des ouvrages, une constellation d’ouvrages — qui exigeait de son auteur qu’il avançât malgré tous les obstacles que l’immensité de la chose conçue (rien que cela) lui opposait. Différence avec Adorno : là où Benjamin me semble avoir eu conscience que la résolution avait nécessairement une dimension mystique, tout comme sa pensée est imprégnée d’un messianisme qui situe l’histoire humaine dans l’horizon utopique d’une rédemption (laquelle, c’est-à-dire, si elle est espérée et conçue dans le même temps comme ne venant pas). Je pourrais traduire cela de la manière suivante : il y a quelque chose qui va toujours manquer. Ou : la nostalgie est toujours à venir, devant nous. Ce qui, en un sens, est tautologique. L’histoire se révèle en se bouclant sur elle-même : « Dans l’image dialectique, l’Autrefois d’une époque déterminée est à chaque fois, en même temps, l’“Autrefois de toujours”. Mais il ne peut se révéler comme tel qu’à une époque bien déterminée : celle où l’humanité, se frottant les yeux, perçoit précisément comme telle cette image du rêve. C’est à cet instant que l’historien assume, pour cette image, la tâche de l’interprétation des rêves. » (Passages, N 4, 1) L’utopie est l’horizon dans lequel s’inscrit l’élucidation, mais elle ne s’en distingue pas : l’utopie est toujours effort nécessaire de lucidité. « Le progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sobriété de l’aube. » (N 9a, 7) Toujours la métaphore de l’éveil. Littéralement : désillusion.

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