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Malaise sur l’espèce de placette que forme le croisement de la rue d’Assas et de l’avenue de l’Observatoire, aux abords du Jardin des Grands Explorateurs : tous ces drapeaux multicolores et cette inscription en grosses capitales d’imprimerie, que signifient-ils ? Mais laissez-moi passer, voyons. Arrière, manants. Ce n’est pas tant que je considère que les membres du mouvement LES PATRIOTES sont des demeurés qui me dérange — c’est un fait, non une opinion —, c’est que, passant par là, comme il m’arrive de le faire presque tous les jours (c’est dans ce quartier que je vis, là que je vais courir, et caetera), un peu par hasard en cette occasion spéciale, ce samedi de rentrée, je puisse être confondu  et filmé avec l’un des membres de ce mouvement de demeurés qui agitent leurs petits drapeaux bleu blanc et rouge comme si de ce mouvement réflexe leurs vies dépendaient et comme si cela pouvait jamais parvenir à jouir du moindre sens. Évidemment, le droit, la défense de la liberté d’expression et la foi en l’égalité de tous les êtres humains exigent de moi que je tolère ce genre de manifestations débilitantes, mais qui peut bien désirer vivre ainsi ? Qui peut bien se réjouir ainsi ? Et peut-on décemment se sentir le semblable de ces individus ? Un peu plus loin, Esplanade Gaston Monnerville, au prétexte d’un quelconque « Paris en fête », un système d’amplification sonore vocifère en boucle : « Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ? Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » cependant que des gens déguisés avec des costumes d’antan occupent des abris provisoires pour vanter les mérites de la sculpture sur bois ou vendre des vêtements sales — et froissés. Paris est une ville du passé, me dis-je, assistant malgré moi à ce spectacle. Et chaque jour, ce phénomène de retour en arrière saute un peu plus violemment aux yeux de qui y vit. Mais qu’est-ce que le présent ? Et qu’est-ce que le futur ? Aucune idée. Nos utopies sentent le moisi. Chez Gibert, j’achète quelques livres de Walter Benjamin, dont le volume des Écrits français dont je possédais déjà une édition de poche, mais dont la couverture, qui tronquait de la plus grossière des façons le dessin de Walter Benjamin par Jean Selz, me heurtait au plus haut point. Je me souviens que j’avais été fort étonné de découvrir que Jean-Maurice Monnoyer, l’un de mes professeurs de philosophie à Aix-en-Provence, qui était pour moi l’archétype du philosophe analytique, avait édité ces textes de Walter Benjamin. (Connaît-on jamais les gens ?) Au point relais du Boulevard du Montparnasse, chez Objets et Accessoires de Maison, ensuite, je vais récupérer le colis que Nelly a acheté pour moi sur Vinted et qui contient un exemplaire d’occasion du Walter Benjamin et Paris paru au Cerf et épuisé depuis des années. À la fin de son abrégé  intitulé À propos de quelques motifs baudelairiens, Benjamin écrit : « Les souvenirs plus ou moins distincts dont est imprégnée chaque image qui surgit du fond de la mémoire involontaire peuvent être considérés comme son “aura”. Se saisir de l’aura d’une chose veut dire : l’investir du pouvoir de lever le regard. La déchéance de l’aura a des causes historiques dont l’invention de la photographie est comme un abrégé. Cette déchéance constitue le thème le plus personnel de Baudelaire. C’est elle qui donne la clé de ses poésies érotiques. Le poète invoque des yeux qui ont perdu le pouvoir du regard. Ainsi se trouve fixé le prix de la beauté et de l’expérience moderne : la destruction de l’aura par la sensation du choc. » Combien est frappant que la vie nous fasse de plus en plus baisser le regard. De honte, de dépit, de peur, de dégoût, c’est tout ce que nous faisons : baisser les yeux, baisser le regard, détourner le regard. De ce phénomène, parce qu’il ne leur semblait pas pertinent, ou parce qu’ils ne le connaissaient tout simplement pas, ni Baudelaire ni Benjamin ne parlent. Et, toutefois, n’est-il pas fondamentalement constitutif de notre expérience quotidienne ? — Humiliation. —