Suite d’hier. — Me pose ainsi problème la reprise de la théorie de la lutte des classes par WB parce que cette dernière (la théorie, pas la reprise) me paraît ethnocentriste. Contrairement à sa philosophie du judaïsme, selon les propos rapportés par Scholem à ce sujet, qui ne l’est pas parce que la formulation même montre une conscience de sa particularité, de sa non-universalité. L’ethnocentrisme consiste à prendre une histoire particulière pour l’histoire universelle. D’où mon impression qu’il y a là une insuffisante conscience de soi, ou plutôt que, chez WB, la théorie de la lutte des classes est greffée sur un corps beaucoup plus ancré, beaucoup plus conscient de lui-même, et capable ainsi de sortir de soi, par la suite. Mais ce n’est pas encore assez clair : les réserves que j’exprime concernent sans doute moins WB en lui-même que mes propres doutes quant à la pertinence, la véracité d’un récit de ce genre. Mon idée fondamentale, pour employer une expression quelque peu ridicule, c’est qu’il n’y a et ne peut y avoir de récits signifiants qu’individuels. Les récits collectifs sont toujours des naufrages. Dans quelle mesure ne sont-ce pas eux, les causes de la catastrophe ? Car, il y a bien quelque chose qui met les masses humainess en mouvement. Quand WB parle de kontinuierlichen katastrophe, l’expression renvoie en miroir négatif à la théorie de la création continuée des Jésuites et de Descartes, c’est-à-dire l’idée que Dieu ne crée par le monde une bonne fois pour toutes, mais ne cesse d’intervenir dans la création. Dans les Réponses aux cinquièmes objections (Gassendi), Descartes écrit ainsi : « L’architecte est la cause de la maison, et le père la cause de son fils, quant à la production seulement ; c’est pourquoi, l’ouvrage étant une fois achevé, il peut subsister et demeurer sans cette cause ; mais le soleil est la cause de la lumière qui procède de lui, et Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais même en ce qui concerne leur conservation ou leur durée dans l’être. C’est pourquoi il doit toujours agir sur son effet d’une même façon pour le conserver dans le premier être qu’il lui a donné. » C’est précisément l’idée de WB : l’« ainsi de suite » est la catastrophe, au même titre que la création est continuée par l’intervention de Dieu. D’où ce qu’on lit au § 35 de Zentralpark (c’est moi qui traduis) : « Le concept du progrès est à fonder sur l’idée de la catastrophe. Qu’il en aille “ainsi de suite” est la catastrophe. Elle n’est pas le toujours attendu mais le toujours donné. Pensée de Strindberg : l’Enfer n’est en rien ce qui nous attendait — mais cette vie ici. / Le salut s’accroche à la petite brèche dans la catastrophe continuée. » La catastrophe est la vraie nature du progrès qui se présente comme toujours donné, non attendu, c’est-à-dire comme toujours déjà là, comme si rien d’autre que cela n’était possible. L’idée de cette brèche à laquelle s’accroche le salut est si désespérée qu’elle semble absolument incompatible avec un récit collectif comme celui de la lutte des classes. L’espoir est seulement accessible à qui est descendu au plus profond de sa perte, en a fait l’expérience à la première personne, a dit : « Je suis au désespoir. »

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