Quarante-huit ans aujourd’hui, et je rends grâce à ce journal de m’aider à compter. Sans lui, quel sens aurait ma vie ? Je ne veux pas être antifasciste ; je veux ne pas être fasciste. Je veux nous débarrasser des conditions qui sont susceptibles de faire de nous des fascistes et mettre en place d’autres conditions qui nous évitent de devenir des fascistes, qui rendent l’éventualité même du fascisme détestable. Je veux trouver les conditions d’effectivité d’une vie débarrassée de tout fascisme, d’une vie qu’on pourrait appeler : simple, juste, authentique, bonne, vraie (une vie non obsédée, aussi), — tout ce qu’on voudra, en vérité. Et je crois que la méthode pour y parvenir est très simple, en réalité : il faut se déprendre de ses illusions afin d’être à même de déchiffrer dans les gestes que nous faisons et les propos que nous tenons, les prémices de l’autorité, de la violence, du dernier mot. Il n’y a pas de dernier mot, tel pourrait être le principe élémentaire de la vie bonne que j’évoque. Si le poème de Constantin Cavafis, « En attendant les barbares », signifie que nous inventons des ennemis imaginaires au lieu de faire ce que nous avons à faire pour résoudre nos problèmes, je ne le comprends pas. Ou mieux, ce que je comprends, je ne le comprends que trop bien, et alors cet apologue a quelque chose de décevant, comme s’il manquait de difficulté (une difficulté qui ne soit pas gratuite comme un casse-tête, mais qui incite à poser une question, chercher une réponse). Le lire comme un plaidoyer ironique en faveur de la démocratie (contre l’autorité), en revanche, lui donne une sonorité plus juste. Parce qu’alors, nous ne cherchons plus des fascistes à qui nous opposer, lesquels fascistes peuvent très bien être les barbares du poème — les fascistes tout comme les barbares n’ont pas besoin de posséder des propriétés clairement assignables qui permettent de les identifier en les distinguant d’autres catégories de nocifs, il suffit qu’on puisse dire d’eux qu’ils ne sont pas comme nous et que nous serions bien mieux s’ils étaient tous morts —, nous cherchons des réponses à des questions que personne n’a encore posées. La répétition de la même réponse aux questions que pose le poème montre à la fois l’inanité de l’inquiétude et l’inanité de l’interrogation et quand, enfin, une autre réponse est apportée, il est trop tard, le jour est fini et l’on s’apprête à aller se coucher pour recommencer le lendemain : les barbares apportent une solution parce qu’ils reviennent sans revenir, prolongent le temps dans l’avenir indéfini d’une attente d’autant plus inquiète qu’elle sera déçue et que, probablement, elle se sait déjà déçue, ils nous rendent paresseux. Et puis, qui nous dit que nos questions ne sont tout simplement pas mal posées ? Qui nous dit, sinon les barbares sans voix, que ce n’est pas nous qui nous trompons, formulons mal ce que nous avons à formuler ? Car les institutions démocratiques ne reposent sur rien que la bonne volonté de qui y prend part. D’où leur fragilité extrême et leur caractère interminable : même en temps de paix, personne ne peut se reposer, et la guerre n’est pas l’excitant dont nous avons besoin pour nous tirer de notre sommeil politique.

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