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Je me demande parfois si je ne me fais pas aussi discret que possible pour ne pas avoir à me justifier de ne pas exister, de n’être presque pas, de n’être presque rien. Il y a quelques jours de cela, à la Fnac Montparnasse, je me suis soudain senti habiter Laurent Gaudé ou être habité par Laurent Gaudé, je ne sais pas très bien comment le dire, et me suis surpris moi-même, à partir de cette sensation aussi pénible qu’incongrue, en train de me demander comment on pouvait bien réussir à supporter d’être constamment vu et reconnu, de ne jamais passer inaperçu, dans la rue, au restaurant, au supermarché, à supposer que Laurent Gaudé aille au supermarché, ce dont je doute, mais tout est possible, après tout, en vacances, partout, comment on pouvait supporter d’être autre chose que son écriture seule, seule et pure, autre que soi-même, comment on pouvait accepter d’être regardé non pour ce dont on a l’air au moment même où l’on nous regarde mais pour l’image de nous qui nous précède, et qui se colle à notre peau, se surimprime à elle, la recouvre complètement jusqu’à la faire disparaître entièrement, comment on pouvait tolérer ainsi de n’être pas personne. L’intelligence, en effet, dit-elle jamais autre chose que ceci : Je suis personne ? Cette soudaine incarnation n’était pas simplement le fruit d’un délire de ma part, si furtif soit-il : depuis quelques jours, à l’angle du boulevard du Montparnasse et de la rue de Rennes, les deux faces d’un grand panneau publicitaire affichaient le visage blanchâtre de Laurent Gaudé au-dessus de son nouveau livre — Toutou 1664, ou quelque chose dans le genre, je ne sais plus, de l’affiche, je n’ai retenu que le visage et le nom propre que je connaissais déjà — afin d’en faire la réclame, et croiser plusieurs fois par jour ce spectre impassible d’ivoire avait fini par me perturber, plus profondément que je ne l’aurais imaginé, manifestement, comme si son image, à force de s’imprimer sur ma rétine, était parvenue à passer à l’intérieur de mon corps et à prendre possession de moi-même. Les tout premiers jours, j’avais résisté, sans même en faire l’effort particulier, mais à présent, j’étais envahi : tout ce que je faisais, je le faisais non plus dans mon seul et propre corps, mais dans une sorte de corps double, moins habité par Laurent Gaudé (de toute façon, il n’aurait pas pu y tenir) qu’impressionné par lui, peut-être pas tout à fait hypnotisé, mais comment dire ? médusé par son image au point que mes mouvements, ainsi paralysés, n’étaient plus les miens, mais d’une certaine manière les siens, mes mouvements habitant son image pour continuer d’être des gestes et non d’inertes automatismes. Sur l’escalier roulant qui me conduisait au troisième étage du bâtiment de la rue de Rennes (étage où l’on fait le commerce des livres en masse, et je ne me souviens pas de ce que j’étais venu y chercher), j’ai vu l’univers, ou cette version miniature qu’en abrite une enseigne commerciale, exactement comme si j’étais un autre, comme si j’étais cet autre dont je viens de parler, comme si nous avions été transposés, échangés, peut-être, par le seul exercice de ma pensée involontaire, et ce que j’ai vu à travers lui, cela ne m’a pas plu. Perdre son anonymat, devoir être quelqu’un, vu de là où je me trouvais soudain, pas depuis moi, mais depuis l’autre, m’a paru terrifiant, et je me suis demandé : Mais comment peut-on n’être pas ainsi dépossédé de ses pensées, de ses sentiments, de sa langue même, comment peut-on exister dans cette vie publique qui nous précède sans cesse et nous accompagne partout ? Je sais que, pour l’immense majorité de la population occidentale qui vit à présent, la célébrité est quelque chose de désirable, le sommet de la pyramide de la valeur, mais il m’est apparu que c’était une forme d’enfer local d’où l’on ne pouvait pas s’évader, car quand même l’on ne serait plus qu’une vieille gloire déchue, on continuerait de vivre cette célébrité par son manque, cette reconnaissance passée par sa perte même. Je sais aussi que l’on m’objectera que c’est là le point de vue de qui n’a pas connu le succès, et c’est vrai, c’est-à-dire : ce point de vue est le mien, mais je n’ai jamais cherché le succès, en écrivant, je n’ai jamais rien cherché d’autre qu’écrire. Et écrire, c’est ce que je veux dire, je ne comprends même pas que ce ne soit pas — toujours, d’abord et seulement — à soi-même sa propre fin. Quand, aussi involontairement que je m’en étais paré, je me suis enfin dépouillé de l’autre pour recouvrer mes sens à moi, j’ai senti un grand soulagement, toute l’angoisse  — immense bien que brève — que j’avais conçue pendant ce court instant m’avait quitté et, voyant le monde avec mes seuls et propres yeux, il ne m’a pas paru beaucoup plus beau, non — il faudrait être dépourvu de tout sens esthétique, en effet, pour trouver ces lieux seulement plaisants —, mais c’était moi qui le voyais, au moins, et je le voyais comme il était : mon ombre encombrante, me précédant, n’y était pas toujours déjà portée.