Dormi à mi-temps, cette nuit. Pour me punir de mon optimisme diurne, sans doute, ai-je songé, tout d’abord, et puis, au réveil, Nelly m’a dit que, dans son rêve, moi, je ne me souviens pas des rêves que j’ai faits cette nuit, ni même si seulement j’en ai fait, dans son rêve à elle, m’a dit Nelly, je me suicidais. Pour les laisser en paix Daphné et elle, déclarais-je, m’a-t-elle raconté au réveil décrivant la scène de son rêve, consternée, je décidais d’en finir avec la vie, et m’ouvrais les veines. Même si j’ai mal dormi, ce n’était pas à ce point mortel et, en aucun cas, cela ne justifiait une mesure aussi radicale, mais peut-être puis-je tout de même émettre l’hypothèse d’une sorte de circulation camérale, une sorte de caméralité, disons aussi, de passage d’un sommeil à l’autre, à la faveur du lit partagé, d’un rêve à un état d’éveil à demi, qui aura perturbé mon sommeil et m’aura empêché d’en jouir à plein durant la nuit : Nelly rêvant ma mort m’aura empêché de trouver un plein sommeil, — qui pourrait douter du plausible d’une telle considération ? Il y a un passage très étonnant dans l’Annonciation italienne de Daniel Arasse. Dans ce passage, Arasse consacre plusieurs pages à un tableau qui n’existe pas (on l’a perdu). Tout ce dont on dispose pour parler de ce tableau, c’est d’une description laconique : « [Ambrogio Lorenzetti] a peint excellemment une belle peinture de l’Annonciation de la Vierge avec la descente très majestueuse de l’Ange et la consternation de la jeune vierge à cette arrivée » et une copie qu’on suppose vraisemblable faite par un peintre fort peu connu (et qui sans cette copie supposée d’un tableau que personne n’a vu depuis la fin du XVe siècle ne figurerait sans doute pas dans l’ouvrage d’Arasse). Ce qui n’empêche toutefois pas Arasse de conlure : « Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans l’Annonciation la plus dramatique des trois [qui, donc, n’existe pas], celle de San Pietro del Castelvecchio, la figure volante de Gabriel s’inscrit sur un fond de panneaux de pierre colorée dont Georges Didi-Huberman a par ailleurs montré la possible fonction théologique comme ‘figure dissemblable’ de la divinité incarnée. » (p. 91) Il me semble qu’il y a une de ses Histoires de peintures où Arasse évoque ce type de raisonnements qui portent et intègrent des tableaux qui n’existent pas, n’existent plus, qui ont disparu, mais je ne parviens pas à la retrouver. Quoi qu’il en soit, c’est un raisonnement très étrange parce que, même si l’auteur est informé, érudit, et d’une grande intelligence, il n’en demeure pas moins que c’est une invention, c’est purement imaginaire et, si l’on peut supposer qu’il ne raconte pas n’importe quoi, il paraît toutefois difficile de faire reposer un raisonnement historique sur un tableau reconstitué de façon imaginaire plus de six-cents ans après qu’il a été peint. C’est ce que je me suis d’abord dit en lisant ce passage. Et puis, je me suis interrogé : Est-ce qu’Arasse voyait vraiment le tableau quand il écrivait à son sujet ? Est-ce que, comme les tableaux visibles qu’il dit que l’historien mémorise (« La peinture au détail » dans Histoires de peintures, p. 268), ce tableau perdu, aussi, il a fini par le mémoriser, exactement comme tous les autres tableaux existants de son répertoire, à partir de sa supposée copie et de la description sommaire qu’en a donné Sigismondo Tizio ? Est-ce que ce tableau inexistant fait partie du catalogue mnémique qu’il portait partout avec lui ? Car, dans le raisonnement d’Arasse, tout se passe comme si ce tableau existait au même titre que les autres que l’on peut voir, montrer, reproduire. À cette nuance près que non.

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