Quarante-cinq minutes passées au téléphone avec mon père m’épuisent. Après cela, je me sens complètement vide. À deux reprises, au moins, il me parle comme si je n’étais pas au téléphone, mais avec lui, à l’endroit où il se trouve, soit à environ six-cent-soixante kilomètres de là où je suis, et la deuxième fois, je comprends qu’il me voit, là, dans la même pièce que lui. Je lui demande où je suis et il me répond : « Sous le judoka ». Ce par quoi il faut entendre : « Sous le tableau peint par le père de J. et que ma mère lui avait acheté. » Hasard des choses, ce tableau bleu représente sous une forme très épurée un homme qui se regarde dans un miroir. Peu à peu, je parviens à comprendre que ce qu’il prend pour moi, c’est un fauteuil, ce qui s’explique par le fait qu’il soit presque totalement aveugle, mais cela n’explique en rien l’absence d’aperception critique, le fait qu’il ne porte aucun jugement sur sa perception et l’erreur d’interprétation qu’il fait qui lui permette de rejeter comme une illusion le fait que je sois dans la même pièce que lui alors que je suis à des centaines de kilomètres de là. Et puis, il me confie qu’il se sentait bien là, avec moi dans la pièce, en train de me parler. Je lui dis : « Mais papa, je suis à Paris. » Ce à quoi il répond qu’il sait. Mais le sait-il vraiment ? Je ne sais pas. Je ne le crois pas. Il me semble que ce n’est qu’une phrase, réflexe en quelque sorte, sans référence aucune dans le monde commun. Pendant quarante-cinq minutes, tout dans notre conversation sera exactement comme cela, lourd de déni quand moi je ne cesse de lui dire que non, que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas possible, qu’il se trompe, que c’est une illusion, une hallucination. Quand je raconte cela à Nelly, elle me dit qu’il lui semble qu’il ne faut pas détromper les personnes qui souffrent de ce genre de troubles. Mais, précisément, nous ne savons pas de quels troubles il souffre. Demain, il entrera à l’hôpital où il passera des examens pour tâcher de le savoir. Ma crainte, ainsi que je le confierai à mon frère quand je l’aurai au téléphone après avoir parlé à mon père, c’est que l’illusion fasse illusion, d’une façon ou d’une autre, que les médecins ne décèlent pas les troubles qui sont les siens. Je suppose que cette crainte n’est pas rationnelle, et justement : c’est une crainte. Je me sens tellement dépassé par ce qui arrive. C’est là que je perçois la limite du langage : j’ai beau dire à mon père que non, ce n’est pas vrai, il me semble impossible de lui faire entendre raison. Y a-t-il pour autant un sens général à donner à cette limitation ? C’est un pas que je suis enclin à faire, effectivement. À tort, peut-être. Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai du mal à trouver un sens quelconque à cette situation. Sans doute parce que cette situation n’a pas le moindre sens. Et cela, aussi, ne faut-il pas le généraliser ? Rien n’a le moindre sens. Le faut-il ? Ce que je pense a bien un sens pour moi, mais comment élargir le cercle de la signification ? Hors des idées préconçues qui font le sens commun d’une époque, le peut-on seulement ? Le cercle de la signification n’est-il pas toujours d’un diamètre infime et ne s’élargit-il pas qu’en devenant banal, c’est-à-dire en perdant de sa signification, ou en disparaissant purement et simplement, en tombant dans une sorte d’incompréhension, de non-sens, d’oubli ? Note de symptôme : les gens parlent trop fort à mon goût et, de plus en plus, me semble-t-il, pour s’exprimer, ils crient.

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