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« Tout comprendre, c’est tout pardonner », en français dans le texte, fait dire Tolstoï à la princesse Marie à propos de la princesse Lise, la femme de son frère, André, alors que ce dernier s’apprête à partir à la guerre. « Il faut se mettre à la place de chacun », la remarque qui précède la phrase devenue extrêmement célèbre, l’éclaire : il n’y a pas de mollesse chez la princesse Marie, nulle faiblesse, nulle complaisance, bien plutôt une grande détermination qui, simplement, ne s’exprime pas dans le soi, ne revient pas à centrer le monde autour de soi — ce que fait son frère André, lequel ne supporte pas de rester là où il est, mais a besoin de se mettre en scène, d’agir, de se battre, ce qui l’empêche de comprendre, c’est-à-dire d’accéder à un autre point de vue que le sien propre —, mais à s’excentrer, à oublier le moi, voire à le nier, et à s’ouvrir aux êtres. « Pourquoi parler de moi ! », s’exclame-t-elle ainsi. Et oui, pourquoi ? Le pardon n’est pas la négation du mal (de sa réalité) — ici, en tout cas, il n’est pas question du mal en tant que problème, c’est un problème plus léger, pourrait-on dire, même si l’on pressent le drame à venir, qui viendra mettre en abyme la scène du pardon universel —, le pardon est don de soi : pour qui parvient à s’oublier suffisamment pour se mettre à sa place, l’autre cesse d’être un mystère, une énigme, il devient enfin compréhensible. Le pardon n’est pas l’excuse — il n’en est pas question, non plus, ici — mais une intelligence plus grande. La seule objection que l’on pourrait faire à cette position, c’est que Dieu seul est à même de tout comprendre et, donc, de tout pardonner, mais en réalité, ce n’est pas une objection : c’est le principe même sur lequel se fonde le pardon par la compréhension de la princesse Marie. On ne peut pas accéder au point de vue de Dieu — on ne peut pas voir les êtres comme Dieu, qui voit tout, les voit —, mais on peut postuler l’existence d’un tel point de vue et régler sa conduite sur lui. Il n’y a pas d’autre morale possible, semble dire Tolstoï à travers la princesse Marie, car toute autre morale est faussée par la lourdeur du jugement qui porte, qui pèse, qui trouble, qui empêche l’intelligence, c’est-à-dire l’amour. La véritable intelligence, semble dire Tolstoï à travers la princesse Marie, c’est l’amour. Toute autre compréhension, toute autre intelligence est lourde du jugement, c’est-à-dire du péché. Je ne sais pas si je comprends bien cette phrase, mais elle m’émeut toujours autant. Elle est devenue un cliché — sans doute parce que l’on n’essaie plus vraiment de la comprendre — alors qu’elle porte en elle quelque chose de toujours neuf, et d’une profondeur qui, pour nous, qui sommes toujours en train de juger, toujours en train de prendre position, toujours en train de choisir notre camp, toujours en train de partir en guerre, comme le prince André, est insondable. Au jardin du Luxembourg, comme à Marseille face à la mer, écrit des vers d’un poème dans le petit carnet au bison noir. Plus ou moins grand, l’écart.