Avenue René Coty, un homme à la peau sombre est assis sur un banc. À la bouche, un ballon gonflable noir dans lequel il respire. À ses pieds, deux bouteilles de protoxyde d’azote dont je suppose avec le contenu desquelles, je suppose, il a rempli son ballon. Cette scène se déroule dans une atmosphère de banalité, comme si elle était absolument normale, comme si la vie — comment faut-il l’appeler ? la vie moderne, mais qu’est-ce que ce que je viens de décrire peut bien avoir de moderne ? ou alors, trivialement, la vie que nous menons, tout simplement — contenait cela : on entend parler d’événements, de phénomènes, on y assiste, et l’on se dit : « C’était donc vrai », et puis l’on passe son chemin. Je n’ai ressenti aucune forme de commisération, ou bien est-ce ainsi qu’elle s’exprime : par la description quasi clinique de ce qu’il se passait là à ce moment-là ? Quand je suis repassé au même endroit, une demi-heure plus tard, au moins, l’hommer à la peau sombre était toujours là, le ballon à la bouche dans lequel il respirait. Entretemps, au Parc Montsouris, tout en marchant, j’avais appelé mon père au téléphone pour savoir comment se passait son hospitalisation. Des médecins sont venus le voir, m’a-t-il dit, lui ont posé des questions et, à l’entendre, on avait l’impression qu’il avait passé l’épreuve d’un concours dont il estimait ne s’être pas trop mal sorti. Peut-être est-ce une sorte de déformation professionnelle, me suis-je dit, le syndrome de l’enseignant. Moi j’avais un peu l’impression de flotter dans ces divers degrés de misère qui m’atteignent plus ou moins. Je n’ai pas bu d’alcool depuis trois semaines. Et, ce matin, quand je me suis pesé, la balance sur laquelle j’étais monté tout nu après être allé courir (habillé) semblait indiquer que j’avais perdu cinq kilogrammes. J’ai trouvé que c’était satisfaisant et je me suis douché. Toujours le sens semble s’échapper. Et l’on est tenté alors de chercher un sens supplémentaire pour pallier cette échappée. Mais cette tentative ne fait qu’ajouter un manque à une fuite. Est-ce à dire qu’il n’est pas possible d’atteindre au sens ? Tout d’abord, il ne faut pas croire au sens : il n’y a pas de sens unique (avec ou sans jeu de mots). Il y a des constellations de sens. Qui n’aurait pas l’impression de se perdre dans une telle immensité, laquelle ressemble à s’y méprendre à une parfaite vacuité ? Un peu comme dire : Je cherche, mais y a-t-il seulement quelque chose à trouver ? À moins de postuler a priori un sens unique (une pétition de principe), il est impossible de le savoir. L’idée de constellations du sens invite à des voyages. Où nous sommes comme des étoiles errantes. Pense aux larmes de Rostov devant l’ignominie du vol dont Télianine s’est rendu coupable (la bourse de Dénissov). Qui ne ressent aussi profondément les choses ressent-il quelque chose ?

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