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La nuit soudaine. Ne devrais-je pas taire certaines de mes pensées ? Sinon, toutes ? Et peut-être pas tant aux autres qu’à moi-même, en tout premier lieu : faire de la pensée une sorte de fort intérieur d’où rien ne sort ? Mais pourquoi le ferais-je ? Comment cela pourrait-il être bon ? Ou simplement : souhaitable ? Je ne le conçois pas. Est-ce, au contraire, que je souhaite être en paix avec mes pensées ? Au sens : qu’elles ne soient pas perturbées par les autres, leur dehors ? Mais je ne suis pas en paix avec mes pensées. Mes pensées ne sont pas des pensées en paix, encore qu’elles puissent être des pensées de paix, des pensées pour la paix, pour la paix de l’âme, par exemple, elles ne sont pas en paix avec elles-mêmes, ne sont pas en paix avec le monde, encore qu’elles puissent chercher comment être en paix avec l’univers, le cosmos (le cosmos, en ce sens, alors, n’est pas le monde), elles sont en guerre. Or, à supposer que cette nuance puisse avoir une signification quelconque, ce que je crois, mais je ne suis pas seul au monde, mes pensées ne sont pas en guerre contre (elles-mêmes, moi, le monde), elles sont en guerre avec elles-mêmes, avec moi, avec le monde. Elles sont dedans, elles sont incluses, elles se comprennent elles-mêmes dans la guerre, elles ne sont pas une force extérieure (comme deux ennemis sont des forces extérieures l’une à l’autre), elles savent que la destruction à laquelle elles risquent de conduire, d’aboutir, qui risquent d’être leur achèvement, leur accomplissement, sera aussi la destruction d’elles-mêmes, en tant que pensées, en tant que formes de vie possibles. Toute guerre, ainsi, est une guerre avec le néant, en tant qu’il est l’origine, le moyen, et la fin de la guerre. C’est une guerre sans vainqueur ni vaincu et qui ne connaît qu’un terme : la mort. À quoi bon la mener, cette guerre, dès lors, me demanderai-je à moi-même ? Et je ne saurai pas quoi répondre à cette question. Et c’est tant mieux, peut-être : seules les questions sans réponse ont un intérêt, elles nous éveillent à autre chose que nous-mêmes quand tout le reste nous y enferme, nous clôt dans la forme tautologique de la première personne (« Je sais ce que je sens », « Je suis ce que je suis »). Il ne faut pas refuser de dire je, il faut refuser de parler mal.