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Il m’est apparu, ai-je écrit à Nelly, que c’est seulement quand je cours que je me sens réellement bien. Et puis, mais je ne l’ai pas dit à Nelly, je l’ai développé pour moi seul un peu plus tard à partir de cette apparition, il m’a semblé que je pouvais élargir cette remarque et dire à peu près quelque chose comme ceci : c’est seulement quand je suis en mouvement, quand je me déplace, marche, et caetera, que je me sens réellement bien. Et c’est vrai que le souvenir de mon arrière-grand-père, Dominique Antoine Orsoni, qui fut berger de son état dans le Nebbio (Nebbiu) à Murato (Muratu) m’obsède.  Et provoque des réactions en moi qui ne sont pas loin, parfois, de l’hallucination : comme lorsque je me vois — comme si c’était quelque chose que j’avais effectivement vécu — contempler des paysages que je n’ai jamais vus. Souvenir fictif, faut-il dire, d’autant que je n’ai pas connu mon arrière-grand-père, je n’ai pas connu non plus mon grand-père paternel, mais qui ne m’en hante pas moins pour cela. Fictif, et dont je n’ignore pas non plus toute l’épaisseur d’imaginaire qui l’enveloppe (le poète berger) et n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec la réalité d’un métier que je me représente comme dur, austère, harassant, peut-être pas très éloigné du servage, la différence entre la bête et l’homme s’estompant forcément dans la proximité quotidienne. D’où viendrait sinon l’image du dieu Pan, mi-homme mi-bouc ? Mais si, comme le dit Robert Graves, Pan était « un personnage tranquille, insouciant et paresseux, aimant par-dessus tout sa sieste » et pour lequel les Arcadiens n’avaient aucun respect, le dieu berger et apiculteur, maîtrisait l’art de la prophétie et inventa la flûte qui porte son nom. Or, prophète et musicien, ne sont-ce pas là les qualités premières du poète ? Au musée, cet été, les cartes du ciel du berger astronome (Boris Emeriau) m’avaient fait forte impression. Aujourd’hui, j’y pense sans doute à cause de ce passage que je retrouve au début des Métamorphoses (livre I) : « Tandis que l’ensemble des animaux est courbé et regarde / La terre, il a accordé à l’homme la station debout, lui permettant / De contempler le ciel et de lever la tête vers les étoiles. » Question de posture, en effet, tout ne l’est-il pas ? Et de déplacement, d’observation, d’invention. Mais n’est-ce pas indissoluble ? Comme la nuit noire, manque trop le silence.