Tristesse & sentiment d’irréalité. Durant la nuit, me dira mon frère au matin, mon père a donné des coups à une infirmière. En conséquence de quoi, il descend de deux étages et, du service gériatrique où il était hospitalisé, passe au service Alzheimer. Tout est bien réel, pourtant. Voire, un peu trop. Et c’est de cet excès de réalité que provient, à n’en pas douter, la tristesse qui m’envahit. On se dit qu’on aurait pu, qu’on aurait dû, mais quoi ? La vérité, c’est qu’on ne peut rien, et quant à ce que l’on doit, en l’espèce, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La réalité n’est-elle pas, j’allais dire par une sorte de définition même, ce qui nous interloque, nous méduse ? Ou plutôt : nous médusons le réel pour vivre sans lui, figeons la réalité dans une stabilité qui lui est étrangère. Et, quand nous ne pouvons plus procéder ainsi, par pétrification de la réalité, parce que la réalité trouve toujours le moyen de déborder les notions que nous nous en faisons — la réalité est ce qui déborde la notion que nous en avons, la submerge, l’abat — nous sommes comme la Méduse du Caravage : par un invisible effet de miroir, en mourant, la Gorgone vit l’effroi qu’elle a inspiré à ses innombrables victimes en le voyant. Ce qu’elle voit, c’est l’inévitable, l’incontournable, l’insurmontable, la réalité. La réalité dit toujours : Tu ne peux pas faire autrement, tu ne peux pas m’éviter, tu ne peux pas détourner le regard, pas cette fois, non, cette fois, il va falloir que tu me regardes en face, et ce que tu vas voir, c’est la mort, la mort de tout être, la mort de qui t’est plus cher, ta propre mort. Réalité : mortalité. Est-ce son sens ultime ? Je ne sais pas. À quoi bon ce genre de questions ? Elles ressemblent à des regrets, elles arrivent a posteriori, toujours en retard. La réalité annule toute possibilité de retard — elle advient sans délai, sans pause, sans halte — et, ce faisant, elle supprime le temps. Il n’y plus de bifurcation, ou mieux : la réalité a forcé la bifurcation, elle nous a engagé dans le monde. Et, pendant le temps que dure l’effroi dans lequel elle nous plonge, il n’y a plus d’autre chemin possible. Si nous sommes encore là, nous aurons le loisir, peut-être, de nous faire de nouvelles notions, d’entreprendre d’interminables voyages. Et, si nous ne sommes plus là, eh bien, nous ne sommes plus du tout. Alors, il n’y aura plus de question, il n’y aura plus de réponse. S’il y a quelque chose à voir, nous le verrons. Et sinon. Sinon quoi ? Rien. À quoi bon ? Aujourd’hui, c’était la Saint-Jérôme, ma fête. Bonne fête.

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