Ontologique. — Une porte fermée n’est-elle pas bien plus ouverte qu’une porte ouverte ? Paradoxe ? Peut-être. Mais ne regrette-t-on pas, après qu’on l’a ouverte, tout le mystère qui se trouvait derrière la porte quand elle était encore fermée, l’immensité des possibles qu’elle dissimulait et qu’un mouvement du poignet sur la poignée suffirait à révéler, bientôt, à découvrir ? Une fois ouverte, la porte, ne cachant plus rien, aura livré son ultime secret, souvent bien décevant : ah, l’infini, ce n’était donc que cela. Oh, bien sûr, le mystère ne fonctionne qu’une fois, par la grâce de l’ignorance : il faut qu’on n’ait jamais ouvert la porte pour qu’elle l’évoque, jamais ouvert la porte pour qu’elle excite à ce point l’imagination. Ou alors, il faut une imagination bien originale, laquelle s’abstrait de la porte singulière pour envisager quelque chose comme la porte en soi, laquelle abstrait de cette porte-là la portée universelle de l’ouverture : quand tout est fermé, que l’on veuille entrer ou sortir, rien n’est possible, on ne peut que se sentir enfermé, étouffer, quelque chose sent le renfermé, si seulement on pouvait ouvrir la porte, laisser un peu d’air frais entrer, on se sentirait mieux, n’est-ce pas ? Mais peu importe, à vrai dire, dans quel sens on veut tenir les portes fermées, que l’on veuille empêcher d’entrer, que l’on veuille empêcher de sortir, c’est toujours la même obsession de la clôture : si le loquet est assez solide, s’imagine-t-on, le monde sera sauvé. Mais comment peut-on croire que, à l’entrée ou bien à la sortie, la fermeture sauve quoi que ce soit ? On voit ici tout le poids de l’état d’esprit sur l’ontologie dont chacune comporte son interdit. Une ontologie, en effet, c’est avant tout quelque chose dont on dit que ce n’est pas, que cela n’a pas d’être. Une ontologie, c’est d’abord une prise de position sur le non-être. Avant tout, l’être est du non-non-être. Dans les ontologies minimalistes, cela se voit au premier coup d’œil, c’est d’ailleurs leur but : que presque rien ne soit. Mais, les ontologies maximalistes, elles non plus, n’échappent pas à cette règle. Ainsi, dans l’ontologie pourtant populeuse des idées platoniciennes, la boue, l’ordure, le poil n’ont-ils point d’idée, c’est-à-dire : n’ont pas d’être. La barbe de Platon est ainsi bien mal nommée, qui n’a pas d’essence ; mais voilà qui est hors du sujet. C’est pour des raisons esthétiques que Socrate, in fine, interrogé par Parménide au sujet de la participation de ces viles choses que sont les poils, ou les cheveux, l’ordure et la boue aux idées, lui oppose un refus définitif. Et puis, perdre son temps à penser à cela, c’est trop bête, ajoute-t-il, et on le sent un peu confus. Il préfère retourner dans son refuge (le pays des idées) ; là, la porte est bien fermée à clef (Parménide, circa 130c). L’ontologie, comme tout système, est une entreprise de rationalisation du rejet, du refus, de l’exclusion. En dernière instance, certaines choses ne méritent pas d’être. Il faut les éliminer. La porte n’est pas fermée — en tant que porte, en vérité, une porte n’est jamais ni fermée ni ouverte, elle est toujours à la fois et fermée et ouverte, même si le temps semble nous indiquer le contraire, elle implique toujours son contraire : la fermeture est impliquée dans l’ouverture et, inversement, l’ouverture dans la fermeture, c’est le contraire qui rend possible son contraire —, nuance : il la faut fermer. Et la tenir fermement. Interdiction, élimination, ce sont deux manières de dire le même procès qui est fait à l’existence du point de vue de l’essence : si tout existe, tout ne mérite pas de l’être. Entendre : tout ne mérite pas l’être, tout ne mérite pas d’en avoir, de l’être. Minimaliste ou maximaliste, l’ontologie n’a rien à voir avec la réalité, dont elle n’a que faire, elle ne se préoccupe jamais que de son idée fixe, que de son état d’esprit : il y a des choses qui sont mais qui ne méritent pas de l’être. Il faut les juger, leur interdire l’essence afin de les détruire. En tant qu’ultime instance, toute ontologie est une entreprise de destruction. Toute ontologie est une politique du non-être.

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