Excès de sensibilité ? Peut-être. Mais qu’y puis-je ? Vaudrait-il mieux un défaut de sensibilité ? Ne sommes-nous pas déjà tous anesthésiés, incapables de sentir sans la médiation du monde social, lequel nous dit que croire, que penser, qu’éprouver, que vivre, qu’aimer, qu’admirer, que faire ? À un moment de la matinée (avant d’aller courir, je crois), j’ai ressenti une sorte de bien-être absolu, cela a duré quelques instants, à peine, la perception de ce sentiment, mais je crois que le sentiment même ne m’a pas quitté pendant un temps assez long (relativement à la journée), comme une lumineuse éclaircie, et durable. Ensuite, tout s’est effondré. Et je me suis senti extrêmement mal. En début d’après-midi, je suis sorti marcher et essayer de ne pas m’enfoncer dans la noirceur en demeurant enfermé chez moi et, si je ne suis pas certain que cela m’ait effectivement permis de dissiper la pénombre, au moins, ai-je écrit un poème. Que j’ai noté dans mon petit carnet au bison noir, assis sur un banc, dans le cimetière qui se trouve non loin de la maison. À ce moment-là, mon frère m’a appelé pour la deuxième fois de la journée — il y a quelques mois à peine, nous ne nous étions plus parlé depuis près de cinq ans — et m’a annoncé que, d’après les médecins qui lui ont fait passé un scanner, mon père a fait un AVC, probablement cet été, ce qui expliquerait le déclin brutal de ces facultés. Cela n’a rien de rassurant (pour de nombreuses raisons, et notamment : comment se fait-il que nous ne nous en soyons pas aperçus ? comment se fait-il que les médecins qui l’ont examiné cet été aux urgences, et lui ont notamment fait passer un scanner, ne s’en soient pas aperçus ?), mais c’est déjà une première explication, une forme d’explication du moins, qui ne guérit pas, ne soigne rien, mais apporte un peu de clarté. De toute façon, on ne guérit pas, le temps passe et l’on meurt, c’est tout. Chaque fois, je ne puis m’empêcher de penser que je ne veux pas finir comme cela, dans cette déchéance, et ce qui m’angoisse le plus, c’est que je ne m’en rendrai peut-être même pas compte, que je ne serai peut-être pas en mesure de dire que je veux en finir avec la vie, et encore moins d’en finir moi-même avec la vie, ou bien pire encore que je m’accrocherai à ce qu’il me restera de vie parce que c’est ce que la plupart des êtres humains font, ont toujours fait, et feront toujours : s’accrocher au peu qu’ils ont de vie, si débile ce peu soit-il. Mais, bien que sachant cela, je ne puis m’empêcher de me dire (et d’y croire) : Si je ne pouvais plus écrire, à quoi bon continuerais-je à vivre ? cela n’aurait plus aucune signification ; la vie n’aurait plus aucune signification. Alors, la question du sens de la vie, l’interrogation qui porte sur la signification de l’existence, que l’être humain occidental tardif traite avec le plus grand des mépris depuis des décennies, cette question cesse de sembler absurde, et devient au contraire la question la plus importante qui soit, ultime, dirais-je, si je croyais que c’était le mot qui convenait. À quoi bon vivre ? est une question qui doit nous terrifier, une question qu’il ne faut pas aborder en soi, comme une chose abstraite, ou du point de l’espèce dans son rapport avec les autres espèces, son écosystème, ou que sais-je encore, comme une chose générale, façons d’aborder la question qui retardent toujours un peu plus son examen réel, charnel, mais pour soi : À quoi bon vivre sa vie ? Et pas n’importe quelle vie, pas n’importe qui : À quoi bon vivre cette vie-ci que je vis, cette vie qu’il m’est donné de vivre ? À quoi bon la vivre jusqu’au bout ? Et quel est-il, ce bout ? Parle-t-il de cela, ton poème ? Non, il parle de la mer. La mer, qui est si loin, si loin de moi, pourtant.

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