Au début de son ouvrage sur la Méditerranée, Tumultes de la houle, Baltasar Porcel cite un un quatrain du poète catalan Josep Lluís Pons i Gallarza, qui sont les tout derniers vers de son poème, « L’olivera mallorquina », que voici :
« Jo moriré, i encara
espolsarà el mestral ta negra oliva ;
res sarà del que és ara,
tu sobre el blau penyal romandràs viva. »
Vers qui sont une illustration parfaite de ce que j’appelle sentiment méditerranéen, lui-même expression du régime méditerranéen. On pourrait traduire ainsi ces quelques vers :
« Je mourrai, et encore
le mistral secouera ta noire olive ;
rien ne sera de ce qui est à présent,
que sur la roche bleue tu demeureras en vie. »
Outre la rime (olive / vive, puisqu’en catalan, l’olivier est féminin) et l’assonance (res sara és ara qui m’évoque le esas cosas acaso du poème de Borges, « El Sur ») toutes deux impossible à rendre, c’est le rythme qui reste introuvable en français. Et il est amusant, en effet, de constater que ce qui dans une langue est une faute se trouve dans la règle d’une autre. Ce que l’oreille entend, c’est « je mourirai », qu’il faudrait oser pour garder la même haleine, le même souffle, surtout que c’est le dernier, mais le français l’interdit alors même que la construction devrait être symétrique, qui ne l’est pas : morir —> moriré, mourir —> mourrai. On pourrait s’en tirer par « Je serai mort », mais ce n’est pas cela que dit le poème : le vers ne se place pas dans l’au-delà de la mort d’où il contemplerait le présent, il est dans le présent d’où il manifeste la conscience de la finitude et la finitude de la conscience qui se découvre dans la contemplation du paysage et, se découvrant, accède à la permanence de la Méditerranée. La Méditerranée est la permanente mer d’accueil de l’impermanence. La Méditerranée est cette vie qui continue par-delà notre propre mort et donne sens aussi bien à notre vie qu’à notre mort : cet arbre que le vent agite, et les couleurs qui peignent ce morceau du monde, le noir de l’olive, le brun clair et le vert sombre de l’olivier, la blancheur du calcaire et la lumière du vent (le mistral est un vent violent, aveuglant de lumière, il est le vent qui chasse les nuages et fait bondir les flammes, il est le vent qui purifie), quand je ne serai plus, tout cela sera encore, alors pourquoi désespérer ? Conception trop optimiste, peut-être, à cause de sa tendance au fixisme (jusque dans les années 1970, on ignorait que, durant 300000 ans, entre 5,6 et 5,3 millions d’années avant notre ère, la Méditerranée s’était vidée et transformée en un vaste désert de sel), mais qui n’en demeure pas moins pour autant d’une grande profondeur. À vrai dire, je crois que ce quatrain est moins une réflexion sur le temps qui passe et le temps qui ne passe pas, ou le temps qui passe plus lentement, les différentiels de vitesse de l’histoire, à la Fernand Braudel, pour ainsi dire, qu’une contemplation fascinée des rives de la Méditerranée, contemplation qui n’est pas une manière de s’abstraire du temps, de l’histoire, mais de s’y inscrire pleinement, d’appartenir totalement à cette histoire : ma mort n’est qu’un moment d’un temps inconcevablement long, et moi-même, je suis un fragment de l’univers immense où je suis, dont je ne suis pas séparé, distant, distinct, mais parmi, moi qui mourirai un jour, je suis avec cette lumière aveuglante, ce vent ébouriffant et froid et sec et terrible, je suis avec le bleu qui a cette incroyable profondeur, et dans chacun des nœuds du tronc de cet arbre dont bientôt je mangerai les fruits, boirait l’huile, cet arbre dont la vie s’étend sur des millénaires.

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