Un mot. — J’adresse des courriers électroniques de récrimination. Obtiens-je des réponses ? Pas réellement, non. Il est vrai que ce n’est pas tout à fait ce qui me préoccupe en ce moment, mais il faut bien tâcher d’exister, non ? Oui ? Je ne sais pas. Sinon, quoi ? Je ne sais pas. Dans quel faille du continuum tomberais-je alors, m’absenterais-je alors, m’évanouirais-je alors ? Difficile à dire. Et puis, est-il bien nécessaire de chercher à le dire ? Je ne crois pas, non. Ce qui me préoccupe, en ce moment, est tout autre. C’est un mot, dont je suis la trace (à la suite d’un autre, à la suite d’un autre, des mots dont je voudrais tisser le poème sur le dos du ciel dont je t’ai déjà parlé), ne sachant trop où elle me mène. Probablement nulle part, on s’en doute (c’est même un peu trop évident, peut-être). Mais il n’est pas vrai, ce nulle part. C’est toute la Méditerranée qui semble défiler sous mes yeux. Le mot est ὀλολύζω que Jaccottet traduit par « hululer », comme la chouette. Autre figure obsédante, ces jours-ci (toujours le poème). Pour l’instant, fin du chant IV, si j’ai bien compté, on hulule deux fois dans l’Odyssée. Une première fois chez Nestor, une deuxième fois chez Pénélope. Chaque fois dans des contextes religieux : chez Nestor, c’est après le sacrifice propitiatoire d’une vache à Athéna : « Lorsqu’ils eurent prié et répandu les orges, / aussitôt, l’ardent fils de Nestor, Thrasymède, / s’avança et frappa ; la hache trancha les tendons / du garrot, brisa la force de la vache ; on hulula, / c’étaient les brus, les filles, la digne femme / de Nestor, Eurydice, aînée de filles de Clymène. » (III, 450) Rejet magnifique du verbe en fin de vers, ὀλόλυξαν, qu’on retrouvera ailleurs (mais patience). Une deuxième à Ithaque, au palais d’Ulysse absent, Pénélope prie Athéna : « “Écoute-moi, fille du Porte-égide, Atrytonée, / si jamais l’ingénieux Ulysse en ce palais / te fit brûler de gras cuisseaux de bœuf ou de mouton, / souviens-t’en aujourd’hui et sauve-moi mon fils ! / Chasse ces prétendants dont l’arrogance est agressive !” Alors elle hulula [ὀλόλυξε], et son imprécation fut entendue. » (IV, 767) « Sauve-moi mon fils », déchirant datif éthique après lequel ne reste plus en effet qu’un cri d’espoir et de désespoir à pousser. Dans l’Hymne à Apollon, ce sont les déesses (Dioné, Rhéa, Thémis d’Ichnae et la bruyante Amphitrite) qui hululent à la naissance du Dieu. Héra, jalouse de Zeus qui a mis Létô enceinte, retarde la venue d’Ilithye, déesse de l’enfantement. Létô souffre ainsi pendant neuf jours et neuf nuits. Mais « quant Ilithye qui allège l’enfantement eut foulé le sol de Délos, dit l’hymne, Létô fut à l’instant saisie par les douleurs et eut le désir d’enfanter. Jetant ses bras autour du Palmier, elle enfonça ses genoux dans l’herbe tendre, et, sous elle, la Terre sourit. Hors du sein maternel, il [i. e. Apollon] jaillit à la lumière, et toutes les Déesses lancèrent des cris [ὀλόλυξαν] » (Hymne à Apollon, I, 119). C’est le même mot qu’employait l’auteur du voyage de Télémaque à Pylos. Hérodote émet l’hypothèse que les hululements (ὀλολυγὴ) qu’on entend dans les temples d’Athéna viennent de Libye(Histoires, IV, 189, 3). Et, malgré une rédaction des plus confuses, l’article que Wikipédia consacre à ces cris établit un lien intéressants entre les hululements antiques et les youyous des femmes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, aussi appelés zagharit. Ces différentes voies de circulation du son et du sens dans l’histoire et la géographique de la Méditerranée me fascinent. Quid Sirenes cantare sint solitae, raconte Suétone que questionnait Tibère. À défaut de savoir quel était le chant des Sirènes, nous savons quels cris poussaient les déesses, et nous gagnons un aperçu de l’univers sonore dans lequel flotte l’Odyssée, étrangement proche et étonnamment lointain : s’imagine-t-on les reines youyouter ? Non ? Eh bien, l’on a tort. Un simple mot ouvre grand nos oreilles au monde dans la chair duquel, ainsi, il nous semble que nous pouvons pénétrer. Il dit la supplication, la prière, la joie, l’angoisse, il fait entendre la voix des femmes vivantes, il fait scintiller l’atmosphère.

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