181025

Au creux. — N’ayant pas eu de pensées dignes de ce nom — et par « pensée digne de ce nom », j’entends un pensée que je puisse écrire, qui mérite de l’être —, j’ai bien peur que ce journal soit un peu vide. Ce qui serait une bonne raison de ne pas l’écrire, de ne pas écrire, aujourd’hui. Mais, si je n’écrivais pas, si je ne l’écrivais pas, ce serait ma vie qui serait vide, aujourd’hui, et cela, je ne le souhaite pas, je ne souhaite pas ajouter au vide des pensées le vide de la vie, non, ce ne serait pas supportable, je crois. Ne fais-je donc que cela, penser, dans la vie ? Pas tout à fait, non, mais il est vrai que, bien souvent, c’est tout ce qui me semble digne d’intérêt, le reste paraissant bien fade quand on le compare à une idée qui éclaircit. Il y a les faits et gestes, évidemment, même si, compte tenu de ma vie sociale restreinte, ils sont moins luxuriants qu’ils ne pourraient l’être chez d’autres, qui font des choses, vont à des événements, voient des gens, tout ce qui remplit une existence, même si, un jour ou l’autre, on se demande si elle n’est pas parfaitement vaine, toute vide au-dedans malgré tout ce qu’il en paraît au-dehors. Je suppose, en tout cas. Dans mon utopie transportable — et par « utopie transportable », j’entends ce genre d’idée que l’on se fait de la vie idéale qui ne tient qu’à soi, qui n’implique personne d’autre, qui est absolument autonome, totalement irréaliste, peut-être (toutes les utopies ne le sont-elles pas ?), mais entièrement singulière —, il y a plus de paysages que de gens, plus d’espace que de présences, plus d’horizons que de salons. Et ce n’est pas une question de goût, c’est une question de perspective sur la vie : la vie manque de vide. Alors, la pensée semble se retourner sur elle-même, comme on le ferait d’un gant ou d’un vêtement, mais qui serait parfaitement réversible, qui n’aurait pas de bon endroit, pour ainsi dire (souvent, les vêtements réversibles semblent plus faits pour être portés d’un côté que de l’autre, ou alors il y a un côté qui nous plaît plus que l’autre, et c’est lui l’endroit, le bon endroit, l’autre devenant l’envers, du fait de cette préférence, mais ce n’est pas une philosophie du vêtement, passons) : n’as-tu pas dit pour commencer que la vie était vide, te semblait, pourrait te sembler vide, si, etc., je ne me souviens plus vraiment ? Et alors ? Eh bien, ne trouves-tu pas cela contradictoire ? Oui, peut-être, mais je me répète : et alors ? Et puis, en fait, non, contradictoire, je ne crois pas que ce le soit. Parmi les habitants qui peuplent mon esprit se trouvent des images, et il faut que je m’y fie. Je voudrais pouvoir m’y fier pleinement, les suivre à la lettre, aller là où elles me guident, là où elles m’orientent, ce serait la plus totale des libertés, ce serait ce qui ressemblerait avec le plus de précision, de justesse à la vie rêvée (quelque chose comme l’utopie transportable de tout à l’heure, peut-être). Mais, ne le faisant pas, ne m’en remettant pas entièrement à elles, je n’ai pas l’impression de vivre faute de mieux, non je dirais simplement que je ne suis pas seul au monde. Et cela, aussi, me réjouit. Sinon, ce ne serait pas une vie.