Chairs. — La poéprêtresse dit des mots comme « bourgeois », elle dit des mots comme « réactionnaire », mais elle ne dit pas des mots comme « progressiste », ce ne doit plus être suffisamment à la mode révolutionnaire, plus personne ne croit au progrès à part les milliardaires, quand même ce serait le progrès pourtant qui aurait inventé la guillotine, et je ne me demande pas comment on peut penser avec des concepts pareils, je sais bien qu’on ne peut pas penser avec des concepts pareils, qu’on ne peut rien penser en dehors de soi, en dehors du passé d’où ces mots proviennent, du passé où ils nous enferment, qu’on ne peut penser que des pensées qui ont déjà été pensées, des pensées dont on pense qu’elles sont nos propres pensées, mais à tort, ces pensées ne sont pas des pensées propres, ces pensées ne sont pas des pensées personnelles, ces pensées sont des pensées toutes prêtes, des pensées toutes faites, des réflexes, en vérité, du prépensé, du prêt-à-penser, qui nous dispense de penser. Je me suis toujours demandé ce que Jean-Pierre Cometti pouvait bien trouver à la poéprêtresse, mais tant d’aspects m’échappent sans doute totalement ; je ne sais pas tout de sa vie, je ne sais presque rien de sa vie et, en vérité, je ne cherche pas à savoir grand-chose de sa vie. Rodhlann m’a suggéré une sorte d’enquête philosophique à son sujet. Et c’est vrai que l’enquête philosophique n’est pas une enquête biographique, mais peut-être que je voudrais qu’il soit une branche de l’olivier et non pas l’arbre dans sa totalité. Je ne suis pas certain de ce que cette dernière phrase veut dire. (En tout cas, il y a l’idée que le réalisme ne doit pas l’emporter. In fine, il faut que ce soit le triomphe de la fiction, c’est-à-dire du déplacement. Il doit être possible de changer de sujet.) Tant pis, je la laisse telle qu’elle est. En revanche, je suis certain du raidissement que les mots de la poéprêtresse disent, de ce à quoi ils nous contraignent, et cette logique du camp qu’il faut choisir me semble mortifère, non parce que le camp opposé serait meilleur, parce qu’il vaudrait mieux que le camp dans lequel on s’oppose à lui, mais parce que lui aussi, il a choisi son camp. En fait, plus la pensée occidentale prétend rompre ou avoir rompu avec les frontières et plus elle invente, impose de frontières, s’invente et s’impose des frontières, qui ne correspondent pas à la géographie administrative du globe, mais à une géographie mentale bien plus dure en réalité parce que son abstraction rend les frontières infranchissables : on ne traverse pas les frontières mentales, on s’y cantonne, on s’y enferme, et la vie même doit être politique parce qu’il faut que tout obéisse aux principes de cette géographique mentale, il faut que tout se tienne dans les frontières que dessine la géographie mentale, tout ce qui déborde ces frontières doit être condamné à mort. Dans mon utopie transportable, il y a aussi l’idée de la traversée — la traversée de la mer, la traversée du paysage — qui n’est pas réductible au franchissement, parce que la traversée constitue ce qu’elle traverse en le traversant, même sans laisser de traces matérielles — et il est souhaitable de laisser le moins de traces possibles de notre passage —, la traversée est transformation, métamorphose. Demain, nous prendrons la route pour Marseille. Ce qui m’emplit de joie et me déprime. Je n’ai pas vu mon père depuis cet été (c’est mon frère qui s’est occupé de tout) et, si je sais à peu près dans quel état je vais le trouver, le savoir et le voir ne sont pas identiques. Daphné s’inquiétait de savoir ce qui allait advenir de l’appartement de son grand-père, tant il est vrai que nos sentiments s’attachent à des lieux spécifiques, précis, situés dans l’espace, concrets, habitables. La mer, et tout ce qu’elle enveloppe, et tout ce qui l’enveloppe, ou plutôt, devrais-je dire, cette mer, cette mer me manque tellement : c’est un manque physique, pas simplement intellectuel, tout comme mes pensées, quand elles se tournent vers la Méditerranée, ne sont pas purement intellectuelles, elles sont incarnées. Mieux : elles sont charnelles.

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