Étrange pays : en France, on estime à 134,7% le taux d’occupation des prisons — certains établissements atteignant le chiffre effrayant de 200% —, c’est-à-dire : 84 447 détenus pour 62 566 places, dont 5500 environ dorment sur des matelas posés à même le sol, mais c’est une personne seule sur laquelle se focalise l’attention générale, comme si ces milliers d’autres personnes — ce qu’on appelle dans le parler vernaculaire « des êtres humains » — ne comptaient tout simplement pas, n’étaient que quantité négligeable, et évidemment, dans cette phrase, il faut supprimer le « comme si », les gens ne comptent pas, ne comptent que quelques individus dont le monde social consent à ce qu’ils prennent toute la lumière, rejetant les milliers, les millions d’autres dans la pénombre, pour ne dire pas : la ténèbre. Et remarque comment tout, exactement tout le monde social obéit à cette loi. Représente-toi ce monde social composé de régions, et constate que toutes ces régions obéissent à la même loi : un petit nombre dont on cherche en vain les qualités qui leur vaudraient ce traitement exceptionnel, exceptionnellement lumineux, et une immense majorité, qui dans la plupart des cas n’est ni meilleure ni pire que les premiers, rejetée dans le noir. Il n’était pas encore huit heures et demi, ce matin, quand je suis allé courir, des Catalans jusqu’à cette jetée que j’aime tant au bout de la digue de béton, juste avant l’embouchure de l’Huveaune. Pourtant, purement artificielle, cette zone n’est pas particulièrement agréable, mais elle a quelque chose — qui tient sans doute à son côté brutaliste — qui m’a toujours fasciné, étendue quasi désertique protégée de la mer par une frêle frontière de béton qui prend l’eau de toutes parts. Il y avait un pêcheur, ce matin, à cet endroit-là de la jetée inondée. J’ai photographié ce que je voyais. Je me suis approché de la rive. Je lui ai dit bonjour. J’ai photographié ce que je voyais. J’ai fait demi-tour. J’ai photographié ce que je voyais, et puis j’ai repris mon chemin en courant jusqu’aux Catalans d’où j’étais parti. J’ai enlevé mes chaussures de course et j’ai fait quelques pas dans l’eau, battu par les vagues. L’après-midi, je suis allé aux urgences où mon père devait passer des examens après la chute qu’il a faite, m’a-t-on dit, le matin, mais on ne m’a pas laissé le voir. J’ai ressenti cette absurdité comme un choc violent — toute l’absurdité de la situation, pas simplement la rigidité imbécile de l’administration — et, dans la touffeur du métro, j’ai cru que j’allais perdre connaissance. De retour aux Catalans, Daphné — que cette situation, tout comme son père, emplie d’une tristesse désemparée — jouait dans les vagues avec les amis qu’elle venait de se faire sur place. Sur le chemin du retour, je m’étais arrêté à Saint Victor, assis sur un banc, la tête pesant lourdement sur la main droite accoudée. J’ai ressenti un profond sentiment de dégoût en voyant ce groupe de touristes indifférents à ma peine. Quoi de plus logique, pourtant, — quoi de plus normal, en tout cas ? Mes genoux me faisaient mal, mais j’ai continué de marcher. Jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Et me voici, et mes phrases impuissantes.

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