241025

Quelque chose s’abolit. L’idée fausse, peut-être, que nous nous faisons de la présence. J’allais employer une expression comme « point de fuite », mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, ce n’est pas d’un point, ce n’est pas un point, comme dans la construction de l’espace en perspective (personne ne voit en perspective), c’est tout le champ qui est en fuite, tout l’espace qui s’ouvre, semble-t-il, à l’infini. Mais ce n’est pas non plus l’infini. Ce que nous appelons « infini », ici, n’est que la limite de la vision, la limite au-delà de laquelle l’œil ne distingue plus rien, s’aveugle dans la vision. Peut-être que, au lieu de « point de fuite », il faudrait insister sur cette vue aveugle, ou mieux : la ligne imaginaire de l’espace où la vue s’aveugle, ne distingue plus. Alors, il y a place pour quelque chose d’autre, la vision étant abolie, quelque chose qui tient du rêve, de la rêverie, du songe, de la possibilité de quelque chose qu’on n’est pas encore parvenu à représenter, à se représenter, et qui n’est pas irreprésentable en soi, mais souligne les limites et fait donc voir. De là où il est perché, le village du poète, la montagne est le fond l’horizon, sa masse dure semble irréelle, mais la plaine en contrebas l’est tout autant, et ses champs, ses jachères, ses routes qui sinuent dans la terre, les couleurs toujours en train de passer de l’automne, les couleurs toujours en train de changer de l’automne, et quand le silence est rompu par le vrombissement haineux de l’avion dans le ciel, son vomissement sonore révèle la fragilité de notre monde, l’éternité qui nous sépare, me semble-t-il, qui nous sépare de la paix, de sa possibilité même. On a le désir de revenir très loin dans le temps, mais ce n’est pas possible. Et qui sait si ce n’est pas cette impossibilité, non pas qui suscite le désir, mais que nous désirons ? Qui sait si la seule chose réelle à désirer, ce n’est pas l’impossibilité, une réalité impossible, une réalité abolie ? Dans la voiture, cependant que Nelly conduisait, je regardais les étendues, les blocs, les constructions de béton, et je me disais que, même quand tout cela aura disparu, rien ne pourra faire que cela n’ait pas été, cela aura toujours été. Or, ce que nous voudrions, ce que réclame notre désir d’abolir, c’est que cela ne fût jamais, que cela soit défait : notre désir d’abolition n’est pas un désir de fin, mais un désir de début, un désir de défaite. Là-haut, perché dans le village du poète, j’ai vu tout cela dans le paysage, dans l’air embaumé des plantes, les traces déjectées du passage des bêtes, génies des hauteurs, les pierres centenaires : il nous faut porter la défaite comme une promesse que l’avenir tiendra.