Dans l’antichambre de la mort, je me suis fait cette réflexion : À présent que j’ai vu la réalité en face, ne pourrais-je pas revenir à une époque antérieure, quand des mythes donnaient un sens à la fin, laissaient imaginer un temps après le temps ? Ou bien, est-ce ma νέκυια à moi, mon invocation des morts, lesquels vont bientôt remonter à la surface pour me dire la vérité : Mieux vaut mourir, qu’ainsi vivre ? Quand je suis arrivé au CGD13, vers deux heures de l’après-midi, la chambre de mon père était vide. J’ai connu un moment d’effroi et puis je me suis dirigé vers la salle commune où des ombres grises étaient là, qui semblaient dormir. Il y avait notamment un vieil homme assoupi, assis sur un fauteuil bleu, qu’on aurait dit prostré, la tête penchée sur lui-même au bout de la courbe de son cou, les mains échouées sur ses maigres cuisses. J’ai tourné la tête dans une autre direction pour chercher mon père quand j’ai soudain pris conscience que ce vieil homme, c’était mon père, que je n’avais tout simplement pas reconnu. Je me suis dirigé vers lui. J’ai hésité à lui toucher l’épaule avant de lui adresser la parole et je lui ai dit : « Papa », d’un ton interrogatif, exactement comme si je ne pouvais pas exclure, lui disant ce mot, qu’il ne me répondrait pas parce qu’il était mort. Il a émergé de son sommeil, m’a reconnu sans me regarder vraiment, j’ai essayé de lui parler un peu, mais tout ce que je lui disais semblait l’agacer. Alors, je me suis tu, et il s’est assoupi. De temps à autre, s’appuyant sur les accoudoirs du fauteuil, il se redressait, mais non pour se lever (quand je lui ai demandé s’il voulait faire quelques pas, il m’a répondu que non d’un ton brusque, cassant, comme si j’étais un imbécile qui ne comprenait vraiment rien), mais pour détendre les muscles de ses membres inférieurs qui lui faisaient mal, m’a-t-il dit. Je suis resté une demi-heure peut-être, assis à côté de lui, sans rien dire, ou presque, que quelques paroles les plus calmes possibles quand il s’étirait. Pendant tout ce temps, les mêmes images de forêts paisibles sont passées en boucle sur l’écran de télévision de la salle commune, accompagnée de la même mélodie pour piano artificiel, avec les mêmes chants d’oiseaux indéterminés. Au bout d’un certain temps, j’ai eu l’impression d’être dans une version réaliste d’une série conçue par David Lynch, mais cela ne m’a pas rassuré, au contraire, j’ai trouvé la réalité encore plus angoissante qui me donnait à penser de telles absurdités au lieu de me concentrer sur la noirceur fondamentale qui nous attend au terme de l’existence. Je suis resté assis à côté de mon père. Parfois, j’entendais une femme gémir, une autre crier de douleur, un homme qui appelait de toute la force de sa faible voix : « S’il vous plaît » et puis « Madame », sans que personne ne réponde à son appel. J’ai bien pensé aller le voir pour lui demander ce qu’il voulait, mais j’étais pétrifié, terrifié à l’idée qu’il fasse une chute dont je serais responsable et dont je me verrais accusé d’une façon ou d’une autre. Alors, je suis resté assis sur ma chaise pendant ces longues et pénibles minutes. Devant moi, inscrit sur un tableau blanc au feutre effaçable, je pouvais lire ceci : « Vous êtes à l’hôpital de MONTOLIVETdans le 12ème arrondissement de Marseille Vous êtes ici pour passer des examens médicaux Vos familles peuvent venir vous rendre visite les après-midi » et à main droite : « ORGANISATION DE LA JOURNÉE / Petit Dejeuner à 8h00 / Dejeûner à 12h00 / Goûter à 15h00 / Dîner à 18h00 ». Je me suis dit que j’allais rester là jusqu’au goûter. Une infirmière est venue installer une vieille dame à côté de moi. Elle a coupé le film de David Lynch pour mettre la télévision. C’était un reportage de TF1 sur des familles qui partaient faire ce qui semblait être présenté comme des voyages insolites : le Taj Mahal, le pays du Père Noël, et Dieu sait quoi encore ? J’ai regretté la vision nihilo-lynchienne que le film de tout à l’heure donnait de la campagne apaisante. Mais ce n’est pas moi qui fait les programmes. Vers 15h00, mon père s’est quelque peu animé, comme s’il avait pris le rythme de cette étrange vie qui allait être la sienne, désormais, et sentait l’heure du goûter arriver. À peu près au même moment, deux jeunes hommes, deux frères, ai-je supposé, sont venus chercher une dame qui errait autour de la salle commune depuis mon arrivée, le menton rabattu contre le cou, et ils ont entrepris de l’installer dans un fauteuil roulant pour l’emmener faire un tour, ai-je encore supposé. J’ai échangé deux ou trois propos plus ou moins signifiants avec mon père. Parfois, ce qu’il disait n’avait aucune relation avec la réalité. Parfois, c’était difficilement compréhensible. Parfois, cela semblait presque tout à fait sensé, mais j’avais l’impression que pour développer son idée il lui eût fallu des forces qu’il n’avait plus depuis bien longtemps déjà. Je l’ai regardé avaler son verre de jus de fruit d’un trait ou presque et manger son gâteau industriel fourré aux pépites de chocolat. Pendant ce temps, une infirmière a entrepris de donner son goûter à la dame qu’elle avait installée plus tôt devant l’écran de télévision, une sorte de compote de fruits, à peu près de la même couleur que le jus indistinct de mon père, mais la dame, après avoir avalé une bouchée, s’est mise à crier et à taper sur la table où elle était installée, et la collation en est restée là. Je ne sais pas pourquoi, habitué sans doute à la vie d’avant, cette vie qui n’existe plus depuis longtemps déjà, j’ai dit à mon père de saluer Monique de ma part, s’il la voyait (il m’avait dit un peu plus tôt qu’il était prévu qu’elle vienne, et cela semblait faire du monde, pour lui, il a insisté sur ce point, avec une sorte d’ironie ou de sarcasme, m’a-t-il paru). Ensuite, je l’ai embrassé et je l’ai quitté. J’ai composé les codes qui tiennent les portes du service fermées, je me suis désinfecté le mains et, dans un treillis de soupirs las, d’abattement et de soulagement, je suis parti sans me retourner.

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