Vent froid de l’automne. Bain de lumière. Plonger dans le bleu du ciel, mer haute, l’infini possible vu d’en bas. Tel est mon désir. En rentrant à la maison, j’entends un jeune homme — Autry, jeans avec revers, parka à capuche kaki, lunettes rondes — qui dit dans son téléphone (il le tient à la main, pas l’écouteur contre l’oreille, mais à plat dans la paume, parle fort, exactement comme si la personne à qui il s’adressait était là, à côté de lui, alors qu’à côté de lui il y a sa copine, elle a une baguette de pain à la main, mais il ne lui parle pas, non, il parle à Samuel, son n moins quelque chose, on ne parle pas comme il s’apprête à le faire à son n plus quelque chose non, si on parle comme il s’apprête à le faire à son n plus quelque chose, c’est qu’on s’apprête à perdre son emploi) : « Ouais, Samuel, juste un petit vocal pour te dire que tu as oublié de nous envoyer deux factures, etc. », et le « petit vocal » de s’éterniser, évidemment. Il est 17h47, ce dimanche soir. Et gâcher le silence pour étaler à la surface de la terre sa laideur, sa bêtise, sa soif médiocre de pouvoir est une balafre invisible. Je le ressens très profondément. Raison pour laquelle cette scène somme toute banale dans la vie des gens normaux, moi qui n’en suis pas un, me choque autant. Les vrais fascistes ne sont pas d’extrême-droite : ce sont des mecs bien. Regarde, ils sont partout autour de toi. Mais tu ne les vois pas. Tu regardes des images sur ton écran où l’on te dit qui haïr et qui aimer, et tu ne comprends rien. La preuve : tu envoies des vocals aux gens. Comment comprendrais-tu quelque chose ? Nous avons déjeuné chez mon frère. Daphné était si heureuse de revoir son oncle que, chaque fois qu’il parlait, elle s’esclaffait d’admiration. D’où un certain nombre de taches sur sa jupe et son pull. Quant à moi, je me suis senti soulagé, comme si l’on m’avait ôté un poids de dessus les épaules, de dedans le ventre, oui, comme si j’étais plus léger, tout à fait, oui, à cause de quoi ? à cause de l’abandon de la colère, et de la rancœur, et de la haine. Rien ne va bien, non, mais rien ne fait non plus que les choses vont plus mal qu’elles ne le devraient, plus mal qu’elles ne vont déjà. Nous ne rajoutons pas du malheur au malheur du monde. Ça va. Et oui, pendant quelques heures, ça va. Tout va toujours aussi mal, c’est vrai, je ne dis pas le contraire — comment le pourrais-je, sinon en me mentant à moi-même ? —, mais rien ne va plus mal. C’est une sorte de miracle minuscule. En tout cas, c’est ainsi que je le perçois. Et, sans que je m’en rende compte vraiment, cela me fait un bien incroyable, de ne pas avoir mal en plus, de ne pas accumuler de malheur, de ne pas accumuler de noirceur. Le vent est froid. Je lève la tête, les cloches de la Major sonnent. Non sans un certain mal, je mets en marche mon appareil et prends ce que je vois en photographie : les deux clochers couchés par le vent, qui se détachent sur le fond d’un bleu uniforme, le bleu de l’univers. Un peu plus tard, les feuilles de sauge du jardin du poète infuseront. Je sens encore leur parfum, — c’est pour cela que je le dis : pour sentir encore leur parfum. Oui.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.