Aujourd’hui, papa est entré à l’EHPAD. Et, cependant que j’attendais assis sur un banc au soleil de la Joliette l’arrivée de l’ambulance en compagnie de mon frère, tout m’a semblé irréel : tout était parfaitement normal et absolument détraqué. J’ai pensé que cette remarque on pourrait la faire à propos de la totalité des expériences que nous faisons, ou presque, et cela a ajouté de l’irréalité à l’irréalité. C’était irréel parce que c’était réel, beaucoup trop réel et que la pensée que l’on vive sa vie (qu’on nous mette au monde, nous élève, nous éduque, nous enjoigne d’occuper un emploi, de voter, de consommer) pour en arriver là m’a paru d’une bêtise absolue, au-delà de toute possibilité d’un sens quelconque, même pas un sens satisfaisant, non, mais si loin du sens, en vérité, qu’aussi loin par là même du non-sens, dans une espèce d’état d’indétermination nulle qui est la forme que notre existence prend. « Aujourd’hui, papa est entré à l’EHPAD », à bien considérer la phrase, en outre, on ne pouvait pas ne pas y lire un surtexte (comme on parle d’un « surmoi »), un surtexte littéraire étouffant, asphyxiant, même (« Aujourd’hui, maman, etc. ») dont il pouvait être l’actualisation contemporaine, et peut-être, d’ailleurs, qu’un roman ou un autre commence déjà par ces mots, ou commencera bientôt par ces mots, si par extraordinaire ce devait ne pas encore être le cas, on ne peut tout de même pas l’exclure. Si j’avais été une autre personne, d’ailleurs, plutôt que d’écrire cette page de journal, et toutes les pages de journal que j’ai écrites; les milliers de pages de journal que j’ai écrites, j’aurais commencé un roman par ces mots, j’aurais commencé à mettre en forme les phrases banales dont on fait les romans, mais je ne suis pas une autre personne, je suis la personne que je suis, et je n’ai pas envie d’écrire des romans comme mes contemporains en écrivent. Un peu après, je me suis retrouvé dans cette chambre d’EHPAD et je me suis demandé combien de vieilles personnes étaient mortes ici, dans cette chambre qui devenait donc la chambre de mon père, et probablement donc la chambre dans laquelle mon père mourra dans une certaine durée de temps indéterminée. J’ai eu le sentiment que tout le monde savait qu’il en était ainsi, qu’il en irait ainsi, mais que personne ne le disait, que tout le monde faisait semblant que ce terme, inéluctable pourtant, n’existait pas, qu’on pouvait parler de tout, qu’il fallait parler de tout, de tout, oui, mais pas de cela. Et d’ailleurs, moi-même, je n’en ai pas parlé, je n’ai pas fait la moindre allusion à ce sujet, j’ai gardé toutes mes remarques pour moi. Mon père racontait une histoire incompréhensible de métaux qui font disparaître les billets de 200 euros, lesquels billets réapparaissent un peu plus tard, sans que l’on sache comment, et moi je regardais les trois gros lapins qui couraient comme des lapins dans l’enclos à lapins de la cour intérieure de l’EHPAD de la Joliette. Je regardais ces lapins, ces gros lapins gris, et la raison de leur existence, ou du moins de leur présence à cet endroit-là du monde — c’est mignon, un gros lapin gris, on a envie de lui faire des câlins — m’a paru ignoble. Je me suis demandé s’il était possible de vivre sans succomber au kitsch et l’idée que non, que pour vivre il fallait succomber au kitsch, m’a déprimé encore plus que je ne l’étais. Derrière les îles du Frioul où le soleil se couche, le ciel est rouge, orange, jaune, vert, bleu, gris, noir. De temps à autre, je m’interromps d’écrire, et lève les yeux pour admirer ce spectacle.

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