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Sans idées. Mais non pas ou triste ou malheureux ou désœuvré ou je ne sais quoi, pas du tout, simplement sans idées, simplement là. Il est vrai que, lorsque je n’ai pas d’idées, je me demande pourquoi je suis là, comme si ma vie n’était pas justifiée, n’avait pas de bonnes raisons d’être vécue, alors je survis, oui, je passe la journée sans idées, mais elle me semble vide, la journée, à la lisière de l’inexistence, mais il n’est pas nécessaire pour autant de m’accabler, non, il faut laisser le temps passer, il faut laisser la journée passer, faire autre chose, c’est-à-dire ne rien faire du tout, être le moins possible, pour que ce vide, cette absence, ce trou dans le là se fasse sentir le moins possible, que ce ne soit presque pas, c’est, évidemment, évidemment que c’est, tout est, et c’est la raison pour laquelle on a accordé tant d’importance à l’être, se disant : si tout est, il faut bien que l’être soit quelque chose d’important, comme si l’être était quelque chose, comme si l’être était une propriété, la propriété des propriétés, la propriété qui permet à ce qui est d’avoir des propriétés, mais cela ne va pas de soi, et l’on a accordé trop d’importance à l’être, à c’est, que c’est, ce que c’est, c’est ce que je veux dire, trop d’importance, alors que l’être n’a aucune importance, si tout est, être, ce n’est pas quelque chose, ce n’est pas être quelque chose, ce n’est même pas banal, c’est beaucoup trop général pour avoir le moindre sens, c’est sans sens. Est-ce une idée que j’ai à présent ? Prétendant n’en pas avoir, en trouvé-je une ? N’exagérons rien. Mais peut-être que moins il y a d’être, et plus l’on a de chances d’avoir des idées, oui, que moins on accorde de l’importance à l’être, à être, et plus l’on a de chances de penser quelque chose, quelque chose d’intéressant, tant il est vrai que l’être est envahissant, l’être s’oppose à la vie, on pense qu’on est, on pense qu’on est des choses qui sont, alors que nous sommes de la vie, non simplement des vivants, de la vie, et c’est quelque chose d’autre, être vivant et être la vie, ce n’est pas tout à fait la même chose, il y a un degré supplémentaire d’intensité, qu’on ne comprend pas,  ou mal, ou pas suffisamment profondément, je crois, on croit tellement à l’être que l’être semble se confondre avec la vie, ce qui n’est pas, et alors, et ce n’est pas un paradoxe, par suite, le monde social prend une importance colossale, proprement écrasante, parce qu’on a oublié ce qu’était la vie, on ne fait plus que parler de l’être, ceci est cela, et cela est ceci, on oublie de respirer, on oublie l’animal que l’on est, pas bien différent des plantes, non, simplement différemment organisé, mais tout à fait comme les plantes, en vérité, les plantes et les bêtes et tout ce qui vit, et tout ce qui respire, et tout ce qui se chauffe au soleil et tout ce qui boit l’eau qui tombe du ciel. Il y a trop d’être. Il ne faut plus d’être. En finir avec l’être. De l’air. Alors, on pourra respirer et boire l’eau qui tombe du ciel et nous nourrit. Est-ce une idée que cela ? Et pourquoi pas ?