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Mais qui sont ces gens dont on découvre l’existence seulement après qu’on a appris qu’ils étaient morts ? Ont-ils jamais existé, ou sont-ce des hallucinations ? Moi, par exemple, je ne puis m’assurer en personne qu’ils ont bien vécu et ne ne me fie dans le meilleur des cas qu’au témoignage qu’un inconnu m’apporte à propos d’un autre inconnu. Dès lors comment savoir ? Comment parvenir à la certitude que tout cela est bien vrai et non quelque fabrication, invention trompeuse, piège à gogos ? Ou bien ces morts qui ne se manifestent à nous qu’après le trépas sont-ils des sortes de fantômes, ectoplasmes de pure information, sans matière autre que langage ? Se tiennent-ils plutôt dans des mondes infiniment lointains des nôtres ? Mondes si lointains que, comme la lumière des étoiles, etc. (Cette comparaison est trop banale pour que je la développe jusqu’au bout, charge à qui me lit d’y aller, si le cœur lui en dit.) Hypothèse plus angoissante encore : on a tellement cru à l’universalisme que l’idée même de mondes divers à l’intérieur d’une seule et même atmosphère brille d’un charme noir et terrifiant, cause d’un sorte bien particulière de vertige, tu sais ce genre de vertige que tu ne ressens pas pour toi-même directement, mais pour l’autre qui s’approche trop près du bord et qui semble te déséquilibrer à ton tour : le tremblement que tu ressens pour l’autre te fait trembler et ta peur qu’il tombe te fait craindre toi-même de tomber. Vertige par procuration, on pourrait le dire ainsi, oui, pourquoi pas ? Il n’y a ni universel ni fragments, tout se tient peut-être entre ces deux illusions : tout ce dont je dispose, c’est mon expérience, et c’est vrai qu’elle peut sembler étroite, mais si on la compare à quoi, quelque chose qui n’existe pas ? Alors, par ricochet, le fragment qu’on s’imagine être se dissipe à son tour : comme il n’y a pas de tout, il n’y a pas de ruines de ce tout dont nous devrions nous satisfaire, faute d’avoir accès à quelque chose de mieux, de plus grand, de total, d’universel. Il faut que tu fasses avec ton expérience. Et, pour ce faire, il faut que ton expérience soit ouverte de toutes parts, il faut qu’elle prenne l’air, il faut qu’elle respire, et ne craigne pas de s’envoler, non, portée par le vent qui souffle. De ces mondes dont nous ne savons rien, mais qui sont bel et bien là pourtant, quand nous en prenons connaissance, que déduire, en effet, si ce n’est l’impossible unité, l’impossible réunion ? Serait-elle souhaitable, qui plus est ? Serait-il souhaitable que tout le monde vécût au même rythme, avec le même accent et les mêmes goûts dans la bouche, les mêmes parfums dans le nez ? Tu me diras, oui, mais comment on fait alors pour savoir ce qui est préférable, et puis sur quoi fonder nos hiérarchies ? Et je te répondrai : N’es-tu pas assez grand pour te débrouiller tout seul ? As-tu tant peur de toi-même que tu ressentes le besoin d’être rassuré ? Ne sais-tu pas ce que tu aimes ? Ne peux-tu pas chercher par toi-même ? J’ai eu un peu de peine pour elle, je l’avoue, quand j’ai cette jeune femme aux yeux tout ronds courir vers la caisse de la librairie avec son gros Goncourt dans les bras. Je ne suis peut-être pas charitable, mais elle avait une expression qui me semble incompatible avec la littérature ; elle avait l’air bête. Incompatible pour ne dire pas : antinomique, enfin, avec la littérature, non, ce n’est pas cela, — avec l’idée que je me fais de la littérature, laquelle doit nous rendre plus forts, plus indépendants, et non conformistes, comme le monde social nous rend de plus en plus, ce me semble, tout comme ce me semble que cette idée-là de la littérature n’est partagée que par une infime partie de la population au sein de la population qui dans la population générale s’intéresse à écrire, c’est dire qu’elle est partagée par une infime partie d’une infime partie de la population générale, en comparaison de laquelle les happy fews de notre maître Stendhal sembleraient légions, sinon comment expliquer que ce soient toujours les mêmes noms qui reviennent ? Et le mystère du monde social, le voici : bien que ce soient toujours les mêmes noms qui reviennent, toujours les mêmes mots qui reviennent, comment se fait-il que chacun ait le sentiment de vivre quelque chose d’exceptionnel, d’original, d’unique, alors que, précisément, ce qu’on est condamné à vivre par le monde social est banal, artificiel et commun ? Eh bien, ce fait, c’est le monde social qui le produit, qui métamorphose la banalité en originalité ; si le monde social n’opérait pas cette opération de transformation du banal en original (un peu comme le plomb en or), personne ne voudrait acheter la même chose que le voisin, et les ventes se réduiraient à quelques exemplaires, tout au plus, et in fine plus personne n’écrirait, que quelques fous, ô bienheureux fous.