141115

Le possible n’est pas à l’image d’un rayon de supermarché, même chic, comme l’épicerie du Bon Marché. Ce n’est pas l’abondance de biens identiques, ou peu ou prou, standardisés. Le possible, la meilleure façon de se le représenter, c’est de ne pas ; la vérité du possible est là, — il n’existe pas. L’absence d’idées, ainsi, est ce qui se rapproche le plus possible du possible. Et, quand elle ne vient pas de manière spontanée, il faut savoir la provoquer, et tout effacer. Je veux dire, on sait très bien où le développement de l’intelligence artificielle va nous conduire : à produire à l’échelle industrielle des ersatz de produits qui manquaient déjà d’originalité, il y a donc peu de doute quant à l’avenir du possible, ce qu’il nécessite excédant les capacités de notre époque, laquelle pourrait être si riche, pourtant, et n’est qu’une grande et lancinante pauvreté, qu’on a l’impression de s’égosiller à penser. Nous sommes de ridicules coqs fatigués qui fanfaronnons les deux pieds tanqués dans la merde. Le progrès est l’écho lointain de l’utopie du progrès : les seuils sont sans cesse rehaussés, et la réalité s’éloigne proportionnellement. Comme les poètes le chantaient déjà au siècle dernier : « Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, et jamais rien n’a changé, dégoûté. Les riches sont de plus en riches, les pauvres de plus en plus pauvres, et jamais rien ne changera, écoute ça ! » Nos utopies sont ainsi, qui portent la marque a priori de la défaite. Par anticipation. L’enchantement du futur ne nous paraît rien qu’une redite tragicomique du passé. Nous sommes sans doute trop vieux, trop riches, trop las, trop gras, trop intelligents pour concevoir quelque désir. Et le désir de concevoir n’est pas encore la conception elle-même. Nous nous égarons dans cet écart, dans cette différence, cette marge où l’on voudrait tant que quelque chose s’écrive, mais ces notes à usage privée sont illisibles, il n’y a que l’auteur qui puisse en tirer quelque sens, et il est mort, depuis longtemps. C’est la malédiction où s’est engouffrée notre temps : la série. L’invention de Cézanne est devenue surproduction, et nous ne savons plus comment écouler notre mauvaise monnaie. Elle a inondé le monde. C’est la sécheresse, mais c’est le déluge. Combien de siècles faudra-t-il pour que la tendance s’inverse ? Et même, au terme de ce quantum de durée, que sera-t-il assuré ?