Les panneaux publicitaires affichent les images d’une ville qui n’existe pas. Ils disent que ceci est notre ville, et qu’elle est belle, notre ville, regardez comme elle est belle, notre belle. Or, si elle l’était, à quoi bon la montrer dans les rues de la ville même ? Ne suffirait-il pas de la regarder ? Ne suffirait-il pas de regarder ? Voilà qui est absurde. Mais n’est-ce pas devenu le régime même de notre existence ? Il suffit de regarder, en effet : la vérité est stupide, et les clichés lisses et léchés — deux amoureux s’embrassent sur les berges de la Seine, un arc-en-ciel couronne la tour Eiffel, une famille se promène dans la forêt urbaine — déguisent mal les poubelles qui débordent d’ordures, les hommes noirs qui patientent dans la rue en attendant la reprise des livraisons à vélo (toujours les pauvres nourrissent les riches, c’est une loi de la nature), tous ces hommes multicolores qui dorment à même le trottoir, et l’interminable théorie des réalités qu’on voit mais qu’il ne faut pas montrer. L’autre jour, dans un journal publié à Paris, une journaliste vivant à Paris se félicitait du fait que Paris était redevenu le centre du monde. Et l’on aurait perdu son temps, je crois, à tâcher de lui expliquer l’énormité de la proposition tant est immense l’aveuglement qui se trouve à son principe. L’ethnocentrisme ne consiste pas seulement à ériger sa culture singulière en mètre-étalon universel, il procède du fait que l’on ne voit plus les réalités que l’on voit, mais les idées que l’on a des réalités que l’on croit voir mais ne voit pas, ne peut pas voir parce que l’on s’interdit de les voir : à tout prix, il faut que la réalité obéisse à l’idée que l’on s’en fait. L’éditeur ne m’avait pas dit autre chose quand il s’était étonné que je veuille partir : Mais tu es au centre du monde, ici, m’avait-il. Où se trouvaient confondues l’idée que l’on se fait de soi-même — flatteuse, sinon quelque chose ne va pas — avec l’en soi de la chose. Comment s’étonner, ensuite, que l’on ne comprenne pas le monde — pas plus aujourd’hui qu’hier, quand nos puissances militaires colonisaient la terre —, que l’on ouvre des yeux bovins — les yeux comme ceux du bœuf de Wittgenstein devant la porte fraîchement repeinte de son étable — en découvrant que tout le monde ne veut pas nous ressembler et que d’aucuns, même, nous haïssent en raison même de notre ethnocentrisme nombriliste ? Quand on gratte un peu le vernis qui encroûte la surface des choses, on voit bien qu’elle est fine, la couche qui distingue le progressisme de la réaction la plus crasse. Heureusement, la réalité est tout autre. Elle est le tout autre. Et la réalité est récalcitrante, la réalité est désobéissante, la réalité est résistante. Il faut aimer la réalité. Il faut dire la vérité. Elle seule est salvatrice. Depuis, la pluie s’est mise à tomber sur Paris. À l’autre bout de la France, mon père somnole dans sa chambre à l’EHPAD. À supposer qu’il y ait un sens à tout cela, quelle garantie avons-nous qu’il ne nous demeurera pas à jamais caché ?

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